Les trois cocus/Chapitre XVIII

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 118-123).


CHAPITRE XVIII

L’ALBUM DE LARIPETTE


Aimables lecteurs et charmantes lectrices, il est bon que vous sachiez que messire Laripette résolut, dès le jour où il eut son compte rêvé (beautés no 1, no 2 et no 3), de mettre par écrit ses impressions sur le cocuage.

En descendant de chez Mme Mortier, il acheta un bel album, inscrivit à la première page cette devise lunatique :


Toute lune finit par un croissant,
Tout croissant finit par des cornes ;


puis, il se mit à l’œuvre. Il voulait traiter théoriquement sous toutes ses faces la question qu’il allait d’autre part mettre en pratique contre ses trois co-locataires, le plumassier, le président et le colonel.

Nous donnerons par-ci par-là quelques pages de cet album.

En voici le premier passage :


CLASSIFICATION DES COCUS

I

Le Cocu choyé

Signalement : Le ventre est proéminent. Le visage grassouillet. Le teint coloré. L’air avenant. Le front haut. L’œil jovial. La béatitude est répandue sur toute sa personne.

Dès qu’il apparaît dans une société, on sourit ; il se contemple avec complaisance, et sourit lui-même à tout le monde avec une grâce réjouissante.

C’est l’homme le plus heureux de la terre. Jamais aucun doute ne s’est élevé dans son esprit sur la vertu de sa femme, qui d’ailleurs n’a que des bontés et des prévenances pour lui. Cependant, il l’est, et fortement encore ; mais il n’en sait rien. Tout ce qu’il sait, c’est que le peu de temps qu’il passe à la maison, il est dorloté comme un gros angora.

Comment se douterait-il de son malheur, puisque son malheur est pour tous, lui compris, un véritable bonheur ?

II

Le Cocu bousculé.

Ne lui parlez pas du mariage, à celui-ci.

— Quelle stupide invention ! vous répondrait-il.

Et, en effet, pour cet époux dupé, le malheur n’a commencé à fondre sur sa tête que du jour où il a eu la sotte idée de prendre femme.

Cependant, elle était charmante, sa femme, dans les premiers jours de leur union ; mais, malheureusement aussi, madame est très capricieuse. Un beau matin, son caractère a changé du tout au tout. À la suite de l’établissement d’un jeune peintre dans la maison, elle est devenue maussade pour son mari. Celui-ci a voulu se rebiffer à la première gronderie, mais madame est de taille à porter la culotte : et, depuis lors, du matin au soir, monsieur est rudoyé à un tel point, qu’il se sauve bien vite au cercle dès qu’il croit apercevoir un nuage à l’horizon.

Il ne se rappelle pas sans amertume les beaux jours de sa lune de miel ; mais comme il a perdu tout espoir de voir cesser la lune rousse, il regrette terriblement l’heureuse époque de son célibat.

III

Le Cocu imaginaire.

Il ne l’est pas ; mais il finira par l’être.

Jour et nuit, il surveille sa femme, que ces soupçons commencent déjà à mettre de fort mauvaise humeur.

Il a beau faire des factions de plusieurs heures à la porte de sa moitié, il ne voit entrer chez elle, ni en sortir, personne dont la visite peut être suspectée ; mais cela ne le rassure point.

Pour éprouver la fidélité de son épouse, il lui écrit lui-même une déclaration qu’il signe du prénom d’un cousin dont il se méfie, il va même jusqu’à indiquer un rendez-vous. Madame brûle la lettre et défend sa porte au cousin qui ne comprend pas le motif de cette conduite. Le cocu imaginaire a tout épié ; mais il n’est pas pour cela le moins du monde satisfait. Rien ne peut lui ôter du cerveau l’idée que tout l’univers est d’accord pour le tromper.

Il annonce un grand voyage de deux ou trois mois ; il part le matin et revient à l’improviste à onze heures du soir. Son épouse, qu’il trouve seule, se montre fort étonnée de ce brusque retour. Il ne l’explique qu’en bouleversant tous les placards et en mettant la maison sens dessus-dessous. Il ne trouve rien, et, loin d’être convaincu, est furieux justement de n’avoir rien trouvé.

Celui-là !… on ne lui fera jamais perdre l’idée qu’il est cocu. — Il ne l’est pas encore, mais il le sera.

IV

Le Cocu doré sur tranches.

Il le sait, il en est certain ; il est comme Thomas, il a mis le doigt dans la plaie. Mais ça lui est bien égal ; il y trouve son compte.

Sa femme est jolie, il met à profit sa beauté. Les attraits de son épouse se transforment pour lui en fleuve Pactole.

Son commerce prospère, les clients affluent autour de son comptoir. Il est complaisant, il ferme l’œil. Il offre même des bocks aux amis de sa chère et tendre.

Son air est réjoui. Ses vêtements sont toujours à la dernière mode. Sa chaîne de montre est enjolivée de breloques éclatantes. Il s’est tellement bien fait l’âme de son cocuage que personne n’ose plus le blaguer.

Il parle lui-même de ses cornes, qu’il appelle orgueilleusement « des cornes d’abondance. »

V

Le Cocu philosophe.

C’est un homme navré. Il la appris un beau matin par hasard ; ça lui a fait de la peine.

Pendant quinze jours, un mois, il a espéré faire revenir sa femme à de meilleurs sentiments ; il l’a exhortée et lui a débité de long discours pathétiques sur la fidélité conjugale. Mais, s’étant bientôt convaincu que ses efforts étaient inutiles et qu’il en était pour ses frais d’éloquence, il a renoncé à toute nouvelle tentative et a pris bravement son parti.

Le soir, il promène son front rêveur dans les couloirs des théâtres, jetant parfois un regard mélancolique du côté des loges grillées.

Il souffre de son infortune, mais il la supporte avec courage. — Un bon point pour le cocu résigné.

VI

Le Cocu récalcitrant.

Plus que navré, celui-ci. Furieux ! furieux !! furieux !!!

Il trouve la plaisanterie supérieurement mauvaise.

Ses amis ont beau le sermonner, lui dire qu’un homme doit être fier et heureux de contribuer — même indirectement — au bonheur de ses semblables ; il ne veut pas entendre raison, il regimbe, il cric, il tempête, il ne peut pas s’y faire.

Si on lui fait observer que les adorateurs de sa femme sont tous des gens très comme il faut, du meilleur monde, haut placés, et qu’il est peut-être sur le chemin de la fortune et des honneurs, il fait une scène, dit qu’on se moque de lui, et déclare magistralement que le mot « honneur ? » n’a plus au singulier la même signification qu’au pluriel.

S’il n’étrangle pas sa peu chaste épouse, c’est parce qu’il a peur de ta Cour d’assises ; aussi, pour se venger, il va quelquefois, par dépit, lorgner les flûtes d’une danseuse en renom.

Les jours d’élections, le cocu récalcitrant vote toujours pour le candidat légitimiste, histoire de protester énergiquement contre le partage et la communauté des biens.

VII

Le Cocu qui en est sûr.

Ce n’est pas un type, c’est une espèce, un genre, une généralité. Néanmoins, le cocu qui est sûr de son affaire doit entrer dans cette galerie, ne serait-ce que pour amener le cocu qui en doute et le cocu qui n’y croit pas.

Cette généralité de cocus n’est pas très nombreuse ; car les maris trompés sont les derniers à le savoir. Toutefois, le genre se subdivise à l’infini en d’innombrables sous-genres : il y a les cocus qui pleurent et les cocus qui rient, les cocus qui chantent et les cocus qui font chanter, les cocus qui protestent et les cocus qui tiennent l’échelle.

Honneur à tous ! Bien qu’à différents titres, ils participent sans distinction au bonheur de l’humanité.

VIII

Le Cocu qui en doute.

L’est-il ? ou ne l’est-il pas ? — tel est le problème qu’il pose continuellement à son cerveau obtus, et que, du matin au soir, il s’escrime à résoudre.

Lundi, il se dit :

— Quand je l’ai épousée, elle était innocente comme une Agnès.

Mardi :

— Oui ! mais les Agnès font le mal sans le savoir.

Mercredi :

— Cependant, non ! Une fois la faute commise, impossible de la dissimuler.

Jeudi :

— Oui ! mais les femmes sont d’instinct si trompeuses !

Vendredi :

— Cependant, non ! La mienne est un dragon de vertu.

Samedi :

— Oui ! mais que faut-il pour leur faire faire ! e faux pas ? Un rien, la lecture d’un roman, la vue d’un capitaine de hussards.

Dimanche :

— Heureusement, je suis sûr de tous mes amis !… Et qui sait ? notre sexe est aussi perfide que l’autre.

Et ainsi de suite.

Cela recommence à chaque semaine.

Conclusion : — Qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, le cocu qui en doute finit toujours par tourner en bourrique.

IX

Le Cocu qui n’y croit pas.

Voilà le véritable roi des cocus.

Il mettrait sa main au feu pour prouver qu’il constitue le seul empêchement au couronnement de sa femme comme rosière.

Ses amis — d’un genre qui n’est pas encore tout à fait perdu — le lui ont d’abord dit à l’oreille.

Il a tourné les talons.

On le lui a crié, on le lui a corné.

Il a répondu avec majesté qu’il s’appelait César, et que la vertu de sa femme était au-dessus de tout soupçon.

Alors, à bout de ressources, on a organisé un petit guet-apens à cet homme à la foi robuste : on l’a fait tomber en plein rendez-vous galant de sa volage moitié ; on s’est arrangé pour qu’il arrivât juste au moment où un amant était à genoux devant sa femme…

Il l’a pris pour le bottier, en train de prendre ses mesures.

Vive le roi des cocus !