Les trois roses de Marie-Anne

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Slatkine reprints (p. Couv2-15).
PIERRE LOUŸS

ŒUVRES
COMPLÈTES


TOME VII

SLATKINE REPRINTS
GENÈVE
1973
Louÿs - Œuvres complètes, éd. Slatkine Reprints, 1929 - 1931, tome 7p4

CONTES
PRÉCÉDÉS DE
LES TROIS ROSES
DE MARIE ANNE


LES TROIS ROSES

DE

MARIE-ANNE


LES TROIS ROSES DE MARIE-ANNE


Le jour où elle eut quinze ans, la petite Marie-Anne Colmaille commença de se sentir honteuse de sa vie présente et passée, pour avoir vécu si longtemps sans accomplir aucune action qui pût lui gagner le paradis.

Il ne lui suffisait pas de réciter ses prières, d’assister chaque matin à la messe, de ne jamais tomber en état de péché mortel, de se confesser tous les samedis, et de recevoir tous les dimanches le corps de Notre-Seigneur. Tout le monde pouvait en faire autant et il n’y avait pas grand mérite à suivre une règle si facile. Qui pourrait oublier de prier Dieu ? Qui serait assez impie pour s’exposer jamais à pécher mortellement ? Qui ne communie pas au moins une fois par semaine ? Si pourtant la vie éternelle se partageait entre deux destinées, l’une pour les réprouvés, l’autre pour les élus, il fallait bien que ceux-ci eussent fait quelque chose pour mériter leur gloire. Et Marie-Anne n’avait rien fait. Quand elle prenait conscience de son indignité, elle baissait la tête et rougissait d’elle.

Marie-Anne était fille du sonneur qui, depuis quarante ans et plus, sous le roi François, sous le roi Henri et sous les trois derniers souverains, avait chaque jour appelé les Rouennais à l’office, à la méditation ou à la prière.

Le père Colmaille demeurait, avec sa vieille sœur et sa fille unique, Marie-Anne, dans la plus grosse tour de la cathédrale, celle que le peuple a surnommée la Tour de Beurre, parce qu’elle fut élevée avec les offrandes des fidèles, autorisés, chacun pour six derniers tournois, à faire usage de beurre au lieu d’huile pendant le temps du carême. Marie-Anne ne descendait guère l’interminable escalier tournant qui était pour elle le chemin de la ville. Rouen lui apparaissait d’en haut comme un petit lac immobile et parfois couvert de brumes. Elle ne connaissait rien des hommes, sinon qu’ils habitaient la terre, tandis qu’elle vivait dans le ciel.

Sa vieille tante, Magdelaine lui avait appris à lire dans le seul livre qu’elle possédât et qui était une Vie des Saints. C’était tout ce dont Marie-Anne avait été instruite sur l’histoire du monde et la science humaine ; et sa bonne tante, elle non plus, n’en savait pas davantage. Aussi, Marie-Anne s’était-elle accoutumée à croire qu’il n’y avait ici-bas que des saints et des damnés. Sans doute, ceux-ci pouvaient d’avance prévoir leur futur supplice en constatant que pas une lueur extraordinaire ne venait à eux du firmament, que les corbeaux ne leur apportaient pas leur nourriture, que le fer les blessait, que le feu les brûlait et que les grandes eaux de la Seine ne s’écartaient point sur leur passage. Ceux-là, au contraire, les Saints, les Élus, étaient toujours avertis de la bienveillance divine par quelque manifestation soudaine et surnaturelle : une voix, une vision, un présent céleste apporté doucement par des mains invisibles dans leurs mains extasiées.

Et comme rien de miraculeux ne venait éclairer la vie de Marie-Anne, elle ne croyait pas à sa rédemption.



Au sommet de la Tour de Beurre, il y avait une cloche, la plus lourde du monde, la plus monstrueuse qu’eût jamais fondue un mouleur de bronze.

On la nommait la Georges-d’Amboise, du nom du cardinal qui avait fait bâtir la Tour. Elle pesait quarante mille livres et était mue par quatre câbles ; mais depuis très longtemps on ne la sonnait plus, parce que sa voix grave était si retentissante qu’elle menaçait de faire écrouler toutes les pierres de taille de sa haute prison.

Quelquefois Marie-Anne montait jusqu’à elle, et, quand elle arrivait enfin jusqu’à la forêt de madriers qui entourait la forme noire, elle se sentait prise d’une vénération qu’elle n’éprouvait même pas à un tel degré devant le tabernacle.

Dans une ombre vaste comme la nuit, la cloche était suspendue ; immobile comme la Tour elle-même, et pourtant Marie-Anne l’avait vue en mouvement. La petite pénitente, toujours en peine de ses péchés imaginaires, doutait souvent que ses prières fussent entendues, qu’elles fussent même dignes de monter jusqu’au delà du septième ciel, où s’ouvrait l’oreille de Dieu ; mais comment ne pas croire que la voix de la cloche traversât les voûtes éthérées ?

Cette cloche était pour elle un être intermédiaire entre les choses terrestres et les choses infinies : humaine par la main qui pouvait l’ébranler, elle était presque divine, puisqu’elle parlait assez haut pour être entendue par la Trinité. Mais Marie-Anne était trop faible pour tirer le moindre de ses câbles, et depuis qu’on n’osait plus sonner la Georges-d’Amboise, la voie du paradis lui semblait barrée.

Or, il arriva que le jeune roi Henri, troisième du nom, ayant annoncé qu’il daignerait visiter sa ville de Rouen, on s’occupa de recruter des sonneurs pour la cloche du cardinal. Le père Colmaille devenait vieux ; ses mains n’avaient rien perdu de leur sûreté ni de leur expérience, mais ses bras n’avaient plus leur vigueur d’antan, et avant même que les experts eussent tranché la question de savoir si la Georges-d’Amboise pouvait être mise en volée sans danger pour l’architecture, on désigna un aide-sonneur, qui fut Alain, fils de Guillaume Gleschamps, le bedeau de Saint-Maclou.



Alain n’avait pas vingt ans quand il fut nommé à sa charge ; mais, malgré sa jeunesse, ou peut-être à cause d’elle, il était sage comme un archiprêtre, et s’il devint bientôt amoureux de Marie-Anne, personne n’en sut rien, que lui seul.

Tous les soirs, il venait causer avec le Père Colmaille et la tante Magdelaine jusqu’à ce que la chandelle fût éteinte dans son chandelier de cuivre ruisselant de cire figée. Marie-Anne, assise dans un coin, reprisait ou filait en silence. Elle regardait Alain qui détournait les yeux, et comme elle ne connaissait même pas le sentiment qu’elle éprouvait, à plus forte raison ne soupçonna-t-elle jamais celui qu’elle éveillait dans le cœur du nouveau venu.

Un soir, Alain dîna chez ses parents de la ville, et revint à la Tour plus tard que de coutume.

C’était une nuit d’été pleine de lune et de chaleur. Alain rapportait dans sa main trois roses blanches cueillies en secret derrière la maison de son père. Il les cachait en route comme ses propres pensées et assurément il n’eût pas osé paraître avec elles aux yeux de qui que ce fût, mais, à une heure si tardive, personne ne troubla son passage.

Il monta jusqu’à sa cellule où il s’enferma. Les roses reposèrent sur son lit.

Si près de la chambre où dormait Marie-Anne, elles paraissaient changer de nature. Elles n’étaient plus les mêmes fleurs cueillies au petit parterre du bedeau de Saint-Maclou.

Alain les regardait avec un sentiment analogue à celui qui transportait Marie-Anne en contemplation devant la cloche ; c’est-à-dire qu’il leur attribuait toutes les vertus, toute la beauté de celle qui pouvait seule entendre leur langage.

Ces roses n’étaient pas nées pour de larges mains d’homme. Le jeune sonneur craignait moins de se piquer à leurs tiges que de défleurir leurs sommets. Avec de lentes précautions, il les prit une à une et les disposa dans son poing gauche comme dans un vase un peu rude, en prenant soin que les fleurs ne se touchassent qu’à peine.

Puis il ne sut qu’en faire.

S’il attendait au lendemain, les roses seraient presque fanées. S’il frappait en pleine nuit à la porte de la jeune fille, que penserait-elle de son dessein ?

Tenant toujours son bouquet, il se pencha au dehors de l’étroite fenêtre et considéra la fenêtre voisine qui était celle de Marie-Anne, puis l’abîme à ses pieds.



Rouen dormait sous une mer de clarté, plus pâle mais aussi pure que le firmament de la nuit. Une ombre immense et toute noire projetait sur la ville profonde le dessin inégal de la basilique. Alentour, la lune éclairait des maisons pressées, des fenêtres petites comme des bijoux, des toits étincelants comme des châsses, et des girouettes de cuivre comme des aiguilles d’or.

Pas un passant sur la place.

Pas d’autres lumières que celles du ciel.

Partout l’immobilité, le silence et le sommeil.

Doucement, avec autant de calme que s’il eût enjambé des pierres plates posées sur le gué d’un ruisseau, Alain sortit de sa fenêtre élevée de cent vingt pieds au-dessus du parvis ; il marcha sans hâte et sans crainte sur les sculptures saillantes et sur les corniches, la main gauche le long de la paroi, les trois fleurs dans la main droite. Il ne redoutait pas d’être vu. Tout dormait dans l’église comme dans la cité. Et l’abîme ne l’effrayait point parce que tout avait disparu devant ses yeux, hors la fenêtre aimée à quelques pas de lui.

Ce fut là qu’il posa les fleurs avant de s’en retourner avec calme par la même voie périlleuse.



Marie-Anne s’éveilla vaguement. Un bruit léger, qu’elle confondit d’abord avec son rêve, l’inquiéta. Quelqu’un était-il entré dans sa chambre ?

Elle sauta du lit.

La chambre était vide.

La porte était close au verrou.

Soudain, en retournant vers sa couche, elle aperçut, toutes blanches, sur l’appui de la croisée ouverte, les trois roses dans le clair de lune.

Et comme personne n’avait franchi la porte, comme personne n’avait pu s’élever sans ailes, jusqu’à la fenêtre… Marie-Anne tomba sur les deux genoux.

Ces roses, c’était la Vierge qui les lui donnait.

Elle cria deux fois :

« Notre-Dame !… Notre-Dame !… »

Tout s’éclaira autour d’elle dans un éblouissement religieux. Elle se sentit émue comme une autre Marie à l’instant de l’Annonciation. Quelque chose d’archangélique flotta dans les clartés de la nuit.

Un Ave Maria chanta sur ses lèvres, et c’était le plus ardent qu’elle eût jamais prononcé. La prière, que chaque jour elle récitait tout bas sur les grains de son chapelet presque sans y penser, il lui sembla la dire, cette nuit-là, pour la première fois.

Comme à l’archange Saint-Gabriel, il lui était donné de parler à la Vierge elle-même :

« Je vous salue, Marie ! »

Car la Reine des cieux et des mondes l’écoutait et la regardait.

Marie-Anne se releva, monta sur la pierre, tout debout dans la haie étoilée, et prit les trois roses en ses bras comme elle eût embrassé la vie éternelle.

Alors elle crut entendre que le ciel l’appelait, elle vit de ses yeux agrandis Notre-Dame apparaître au-dessus des nuages…

« Sainte-Vierge, c’est vous ? » dit-elle encore.

Et pour aller au-devant d’un nouveau miracle, Marie-Anne, tendant ses roses, marcha pieds nus sur les rayons nocturnes, simplement et droit devant elle.

Mais les rayons de la lune ne la portèrent point.

L’instant d’après, il ne restait plus rien de l’enfant précipitée, rien qu’une large flaque de sang répandue sur le sol lointain, sous une petite chemise blanche que le vent allongeait encore comme une aile agonisante.