Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 30.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 101-104).


Comme la Reyne d’Aaru partit de Malaca pour s’en aller à Bintan, & de ce qu’elle fit auec le Roy de Iantana.


Chapitre XXX.



Pedro de Faria ayant oüy cette deſolée Reyne, luy diſoit publiquement en luy remettant en memoire les obligations qu’il auoit de faire ce qu’elle luy demandoit ; vaincu par ſa propre oubliance, & preſque honteux de cette faute en laquelle il eſtoit tombé, luy fit reſponce, qu’en foy de Chreſtien, & en verité, il auoit eſcript cette affaire au Vice-Roy, & que ſans faute dans peu de temps il eſperoit des gens de ſecours, s’il n’y auoit quelque trouble aux Indes qui les empeſchaſt de venir, & qu’à cauſe de ce il luy conſeilloit & la prioit de demeurer en ce lieu de Malaca, iuſqu’à ce que dans peu de temps il luy eut fait voir cette verité. À quoy ceſte Princeſſe affligée ayant repliqué ſur l’incertitude d’vn tel ſecours, Pedro de Faria ſe mit preſqu’en colere ; par ce qu’il croyoit qu’elle eſtoit en méfiance de la verité ; ſi bien qu’au fort de ſa paſſion il laſcha quelques paroles plus rudes que de raiſon. Alors la deſolée Royne, la larme à l’œil, tenant les mains vers le Ciel, & regardant la porte de l’Egliſe, qui eſtoit preſque vis à vis d’elle, ſi remplie de ſanglots, qu’elle ne pouuoit preſque parler. La claire fontaine, dit-elle, c’eſt le Dieu qui s’adore en ceſte maiſon, de la bouche duquel procede toute verité, mais les hommes de la terre ſont des cloacques d’eau trouble, où par nature demeurent continuellement les changemens & les fautes. C’eſt pourquoy ſe doit tenir pour maudis celuy qui ſe confie à l’ouuerture de ſes levres, car ie vous aſſeure, Seigneur Capitaine, que depuis que ie me cognois iuſqu’à preſent, ie n’ay veu ny ouy autre choſe, ſinon que plus les malheureux, tel qu’eſtoit mon mari, & telle que ie ſuis, font pour vous autres Portugais, & moins faites vous pour eux, & plus vous deuez, moins vous voulez, payer. Cela eſtant, ie reconnois clairement, & il faut s’aſſeurer que le guerdon de la nation Portugaiſe, conſiſte plus aux faueurs qu’aux merites des perſonnes. Et pleuſt à Dieu que ce que mes pechez me font maintenant connoiſtre, le defunct Roy mon mari l’euſt connu il y a vingt-neuf ans parce qu’il n’euſt pas veſcu ſi deceu de vous autres comme il a fait. Mais puis qu’il eſt ainſi, vne ſeule choſe me reſte à preſent pour conſolation de mes plaintes, qui eſt d’en voir pluſieurs außi ſcandaliſez de voſtre amitié, que ie le ſuis maintenant : car ſi vous n’auez l’aſſeurance, ny la volonté de me donner ſecours, pourquoi vous y eſtes vous ſi librement engagé auec moi pauure femme deſolée, & vefue de ma pretention, & de ce que i’eſperois treuuer en vous, de qui ie me treuue trompée par vos trop grandes promeſſes ? Apres ces paroles elle tourna le dos au Capitaine, & ſans le vouloir plus eſcouter, s’en retourna incontinent en ſon logis, puis fit équipper les vaiſſeaux qui l’auoient amenée, & le lendemain elle partit pour aller à Bintan, où pour lors eſtoit le Roy de Iantana, qui ſelon le rapport qui nous en a eſté fait depuis à Malaca, luy fit de tres-grands honneurs à ſon arriuée : elle luy raconta tout ce qu’elle auoit fait auec Pedro de Faria, & comme elle auoit perdu les aſſeurances de noſtre amitié. À quoy l’on tient que le Roy fit cette reſponſe, Qu’il ne s’eſtonnoit point du peu de verité qu’elle diſoit auoir recogneuë en nous, & qu’elle ne le treuuaſt pas eſtrange, parce que nous l’auions monſtré à tout le monde en pluſieurs occaſions. Pour mieux confirmer ſon dire, il luy recita quelques exemples particuliers des choſes qu’il diſoit nous eſtre arriuées, ce qui ſembloit d’abord eſtre conforme à ſon intention. Toutefois comme Mahumetan & noſtre ennemy, il leur donnoit telle couleur qu’il les faiſoit paroiſtre plus enormes qu’ils n’eſtoient. Ainſi apres luy auoir raconté pluſieurs choſes de nous fort mal faites, où il entremeſloit des perfidies, des voleries & des tyrannies, y adiouſtant pluſieurs mauuais noms, ſans donner à cognoiſtre les raiſons deſquelles l’on ſe pouuoit defendre à l’encontre, encore qu’ils fuſſent abominables, à la fin il luy dit, qu’il luy promettoit par la loy de bon Roy & de bon Mahumetan, qu’elle ſe verroit dans peu de temps par ſon moyen remiſe en ſon Royaume, ſans qu’il en manquat vn ſeul poulce de terre ; & afin qu’elle fût plus aſſeurée de ce qu’il luy promettoit, il luy dit qu’il eſtoit content de la prendre pour femme, ſi elle le vouloit ; parce qu’en ce faiſant il auroit plus de ſuiet d’eſtre ennemy du Roy d’Achem, à qui pour ſon ſuiet il ſeroit contraint de declarer la guerre, s’il ne vouloit à l’amiable ſe deſiſter de ce qu’il luy auoit pris. À quoy elle fit reſponſe, qu’encore que l’honneur qu’il luy faiſoit fut fort grand, qu’elle ne l’acceptoit point neantmoins, s’il ne luy promettoit en doüaire de venger la mort de ſon autre mary, diſant que c’eſtoit là ſa ſeule pretention, ſans laquelle elle n’eut point accepté d’eſtre Royne de tout le monde. Le Roy par le cõſeil des ſiens luy accorda ſa requeſte, & le luy promit ainſi par vn ſerment ſolemnel, qui fut pris dans vn liure de leur ſecte, ſur lequel il mit ſa teſte, pour l’aſſeurer de la promeſſe qu’il luy auoit faite.