Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 35.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 116-120).


Comment le Roy de Pan fut tué, par qui, enſemble quel en fut le ſuiet, & de ce qui nous arriua à Tome Lobo, & à moy.


Chapitre XXXV.



L’Apprehension talonna de ſi prés Tome Lobo, que de peur qu’il euſt que ce dequoy on l’auoit aſſeuré, ne luy arriuaſt veritablement, il vſa d’vne telle diligence à vendre ſa marchandiſe par le moyen du bon marché qu’il en fit, qu’en moins de 8. iours il en vuida ſon magazin, & les autres lieux où elle eſtoit. Par meſme moyen ſans vouloir prendre en eſchange ny poivre, ny cloux de giroffle, ny autres telles drogues qui occupaſſe trop de lieu, il trocqua le tout pour de l’or de Menencabo, & pour les diamants qui eſtoient venus dans les Iurupangos du pays de Lauo, & de Taucampura, & auſſi pour des perles de Borneo, & de Solor. Or comme il euſt preſque tout receu, & que nous euſmes fait deſſein de nous embarquer ; le lendemain le malheur voulut que la nuict ſuiuante il arriuaſt vne choſe grandement effroyable, qui fut, qu’vn nommée Goia Geinal, Ambaſſadeur du Roy de Bornée, qui depuis trois ou quatre ans reſidoit à la Cour du Roy de Pan, homme merueilleuſement riche, tua le Roy, pour l’auoir treuué couché auec ſa femme ; ce qui fut cauſe qu’il ſe fit vne ſi grande emotion dans la ville, qu’elle ſembloit eſtre vn tumulte d’enfer plutoſt qu’vne choſe humaine ; dequoy s’eſtans aperceus quelques vagabonds & faineants, qui ne demandoient pas mieux que de ſemblables occaſions afin de faire ce qu’ils n’euſſent auparauant oſé entreprendre, pour la crainte qu’ils auoient du Roy, ils firent vne troupe de cinq ou ſix cents, leſquels ſeparés en trois bandes s’en allerent droict à la maiſon où demeuroit Tome Lobo. L’ayant attaquée par ſix ou ſept endroits, ils y entrerent de force, quelque reſiſtance que nous peuſſions faire pour les en empeſcher, veu meſme qu’en la deffendant, vnze de nos hommes y demeurerent, du nombre deſquels eſtoient les trois Portugais que i’auois amenez de Malaca. Durant cette violence, tout ce que pût faire Tome Lobo, fut de s’eſchapper auec ſix grands coups d’eſpée, l’vn deſquels luy auoit abbatu la jouë droite, iuſqu’au col ; ſi bien qu’il penſa mourir de ce coup. Il nous fut doncques force à tous deux de leur abandonner la maiſon, enſemble toute la marchandiſe qui eſtoit dedans, & de nous retirer dans la Lanchare, où nous nous rendiſmes auec cinq garçons, & huit Mariniers, ſans ſauuer aucune choſe que ce fuſt de noſtre Marchandiſe, qui ſe montoit à cinquante mille ducats en or ſeulement, & en pierrerie. Dans cette Lanchare nous paſſaſmes toute la nuict affligez d’vne eſtrange ſorte, & touſiours au guet pour voir la fin de cette mutinerie, qui eſtoit ſemée parmy le peuple, comme i’ay deſia dit.

Alors voyans que tout alloit de mal en pis, & qu’il ne falloit point eſperer de rien ſauuer de noſtre marchandiſe, nous treuuaſmes plus à propos de nous en aller à Patane, que de nous mettre en danger d’eſtre tuez, comme plus de quatre mille perſonnes le furent. Auec cette reſolution nous partiſmes de ce lieu, & dans ſix iours arriuaſmes à Patane. Là nous fuſmes fort bien receus des Portugais qui eſtoient en ce pays, auſquels nous racontaſmes tout ce qui s’eſtoit paſſé dans Pan, & le piteux eſtat où nous auions laiſſé cette miſerable ville : Cét accident les affligea tous d’vne eſtrange ſorte, ſi bien que deſirant d’y apporter quelque remede, emeus à cela d’vne veritable affection de bons Portugais, ils s’en allerent tous au Palais du Roy, où ils luy firent leurs plaintes du tort que l’on auoit fait au Capitaine de Malaca. Surquoy ils le prierent qu’il leur fut permis de recouurer, s’il eſtoit poſſible, la perte qu’ils auoient faite, & d’vſer du droit de repreſailles ſur toutes les marchandiſes qu’ils treuueroient eſtre du Royaume de Pan, iuſqu’à la concurrence de la ſomme qui leur auoit eſté volée ; le Roy les ayant oüis en leur plainte, & leur accordant à l’inſtant ce qu’ils demandoient ; Il eſt raiſonnable, leur diſt-il, que vous faſſiez comme l’on vous a fait, & que vous voliez ceux qui premierement vous ont volez, principalement en vne choſe qui appartient au Capitaine de Malaca, à qui tous vous autres eſtes ſi fort obligez. Les Portugais l’ayant remercié de cette faueur, s’en retournerent en leurs maiſons, où ils conclurent de ſe ſaiſir de tout ce qu’ils treuueroient eſtre du Royaume de Pan, iuſqu’à ce qu’ils euſſent entierement recouuré leur perte. Il arriua donc neuf iours apres, qu’eſtants aduertis qu’à dix-huict lieuës de là, ſur la riuiere de Calantan, il y auoit trois Iuncos de la Chine grandement riches, & qui appartenoient à des marchands Mahumetans, natifs du Royaume de Pan, qu’vne fortune de mer auoit contraint de ſe ſauuer en ce lieu, nos gens ſe reſolurent de s’en aller fondre ſur eux. Pour cet effet de trois cens Portugais, qui pour lors eſtoient en ce païs, nous en choiſiſmes quatre vingts, auec leſquels nous nous embarquaſmes en deux Fuſtes, & dans vn Nauire rond, bien fournis de toutes les choſes que nous iugeaſmes eſtre neceſſaires à cette entreprise ; ainſi nous partiſmes trois iours apres auec diligence, de peur qu’eſtans découuerts par les Mahumetans du pays, ils n’en donnaſſent aduis à ceux que nous allions chercher. De ces trois vaiſſeaux eſtoit General vn Ioan Fernandez Dabreu, natif de Madere, & fils du pere nourricier du Roy Dom Ioan. Ceſtuy cy eſtoit dans le Nauire rond auec quarante ſoldats, & dans les autres deux Fuſtes commandoit Laurens de Goes, & Vaſco Sermento ſon couſin, tous deux natifs en Portugal, de la ville de Bragance, & grandement experimentez en la Milice nauale. Le iour d’apres nos vaiſſeaux arriuerent à la riuiere de Calentan ; là nous ne viſmes pas plutoſt à l’ancre les trois Iuncos, deſquels l’on nous auoit donné aduis, que nous les attaquaſmes fort vaillamment, & bien que ceux qui eſtoient dedans, firent d’abord tout leur poſſible pour ſe deffendre, ſi eſt ce qu’en fin toute leur reſiſtance fut inutile ; car en moins d’vne heure nous les rangeaſmes tous ſoubs noſtre pouuoir, tellement que ſeptante-quatre des leurs y demeurerent, & il n’y euſt de noſtre coſté que trois hommes de tuez, mais beaucoup de bleſſez. Ie ne veux point m’amuſer icy à deduire en particulier ce que firent ceux de l’vn & de l’autre party, pource que cela me ſemble ſuperflu. Il me ſuffira de dire ce qui eſt le plus propre à ce diſcours. Il faut donc ſçauoir qu’apres que les trois Iuncos ſe furent rendus, & qu’on les eut pris (comme i’ay deſia dit) nous fiſmes voile tout auſſi-toſt, & les emmenaſmes auec nous, à cauſe que tout le pays eſtoit deſia mutiné. Alors de ce meſme lieu nous priſmes la route de Patane, & fauoriſez du bon vent, nous y arriuaſmes le lendemain apres midy. À noſtre abord nous iettaſmes l’ancre en mer, & ſaluaſmes la ville auec beaucoup d’allegreſſe & de bruit d’artillerie, choſe qui fit perdre toute patience aux Mahometans du pays ; car bien que cela ſe paſſaſt en vn temps de paix, & auquel ils ſe diſoient eſtre de nos amis, ils ne laiſſerent pas neantmoins de faire tout leur poſſible, & à force de preſens qu’ils donnerent aux Gouuerneurs & aux fauoris du Roy, de taſcher qu’il rendit nulles les priſes que nous auions faites, & meſme qu’il nous chaſſaſt hors de ſon pays, à quoy neantmoins le Roy ne voulut iamais conſentir, diſant que pour rien du monde il ne romproit la paix que ſes Anceſtres auoient faite auec les Chreſtiens de Malaca, & que tout ce qu’il pouuoit faire en tel cas, c’eſtoit de ſeruir de tiers tant pour les vns que pour les autres. Il nous pria là deſſus que les trois Necodas, Seigneurs ou Capitaines de trois Iuncos, ainſi appellez en leur pays, nous rendans ce qu’on auoit pris au Capitaine de Malaca, nous euſſions auſſi à leur rendre leurs vaiſſeaux libres auec le ſurplus, choſe que Ioan Fernandez Dabreu & les autres Portugais accorderent tres-volontiers, pour teſmoigner au Roy le deſir qu’ils auoient de le contenter. Auſſi leur en ſceut-il fort bon gré, & par des paroles de courtoiſie, il leur donna de grandes preuues de ſa bonne volonté. De cette façon furent recouurez les cinquante mille ducats que Pedro de Faria & Tome Lobo auoient perdus. Depuis ce temps-là les Portugais furent touſiours en grande eſtime dans le pays, ſi bien que leur valeur les rendit redoutables aux Mahumetans. Vn peu apres les ſoldats nous aſſeurerent que dans les trois Iuncos que nous auions pris, il y auoit ſeulement en lingots d’argent, ſans y comprendre les autres marchandiſes dont ils eſtoient chargez, la valeur de deux cens mille Taels, qui valent trois cens mille ducats de noſtre monnoye.