Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 37.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 124-127).


De l’aduenture que nous euſmes nous trois, apres nous eſtre cachez dans le bois.


Chapitre XXXVII.



Comme nous viſmes que nous trois eſtions eſchappez de cette malheureuſe rencontre tous bleſſez, & ſans eſperance d’aucun remede, nous euſmes recours aux pleurs, & en hommes forcenez, nous commençaſmes à nous outrager le viſage. Car en ce deſaſtre il nous eſtoit impoſſible de nous reſoudre, ſi fort nous eſtions eſtonnez de ce que nous auions veu depuis demie heure. En cette deſolation nous paſſaſmes le reſte de cette triſte iournée : mais comme nous apperceuſmes que le lieu eſtoit mareſcageux, & remply de quantité de couleuures & de lezards, nous trouuaſmes que pour noſtre mieux il nous y falloit demeurer toute cette nuict. Comme en effet nous l’y paſſaſmes enſeuelis dedans la vase iuſqu’à l’eſtomach. Le lendemain ſi toſt qu’il fut iour, nous allaſmes le long de la riuiere, & fiſmes en ſorte d’arriuer à vn petit canal que nous n’oſaſmes paſſer, tant pour eſtre fort profond, que pour le grand nombre de lezards que nous y viſmes. Ainſi nous paſſaſmes la nuict en ce meſme lieu auec beaucoup de peine, & y demeuraſmes cinq iours entiers, ſans pouuoir ny paſſer outre, ny reculer, à cauſe des mareſcages tous ionchez d’herbes ; il mourut cependant vn de nos compagnons nommé Baſtien Anriquez homme riche, & qui auoit perdu 8000. eſcus dans la Lanchare. De cette façon, de tout ce nombre de gens que nous eſtions auparauant, il ne reſta plus que Chriſtouan Borralho & moy, qui nous miſmes à pleurer au bord de cette riuiere, ſur le corps du pauure defunct qui n’eſtoit qu’à demy enterré. Car nous eſtions alors ſi foibles, que nous ne pouuions nous remuer, ny preſque parler, tellement que nous faiſions deſia noſtre compte d’acheuer à paſſer en ce lieu, ce peu d’heures que nous eſperions de viure. Le lendemain qui eſtoit le 7. iour de noſtre deſaſtre, enuiron Soleil couchant, nous viſmes venir à la rame à mont la riuiere, vne grande barque chargée de ſel, & qui ne fut pas ſi toſt pres de nous, que nous nous proſternaſmes à terre, prians ceux qui eſtoient dedans de nous venir prendre. Eux bien eſtonnez de nous voir, s’arreſterent incontinent, & ſe mirent à nous conſiderer, comme gens qui s’eſtonnoient fort de nous voir ainſi à genoux, & les mains leuées au Ciel, comme ſi nous euſſiõs eſté en prieres. Neantmoins ſans nous reſpondre autrement, ils firent mine de vouloir ſuiure leur route, ce qui nous obligea derechef de les prier à haute voix, & les larmes aux yeux, de ne point ſouffrir qu’à faute de ſecours, il nous aduint de mourir miſerablement en ce lieu. Alors au bruit de nos cris, & nos gemiſſemens, il ſortit de deſſous le tillac de la barque vne vieille femme, dont le regard plein de grauité la faiſoit paroiſtre telle que nous la recogneuſmes depuis. Nous voyant en ſi pitoyable eſtat, & bleſſez comme nous eſtions, touchée de noſtre deſaſtre, & des playes que nous luy monſtrions, elle prit en main vn baſton dont elle frappa quatre ou cinq fois les Mariniers, à cauſe qu’ils refuſoient de nous prendre. Par ce moyen elle fit approcher la barque de terre, où ſe ietterent incontinent quatre ou cinq des gens du Nauire, qui par le commandement qu’elle leur en fit, nous chargerent ſur leurs eſpaules, & nous mirent dans la barque. Cette honorable femme bien faſchée de nous voir ainſi bleſſez, & couuerts de chemiſes & calçons tous enſanglantez & fangeux, les fit incontinent lauer, & apres nous auoir fait bailler à chacun vn linge pour nous couurir, elle voulut que nous fuſſions aſſis aupres d’elle. Puis commandé qu’elle euſt qu’on nous apportaſt à manger, elle meſme nous en preſentant de ſa propre main, Mangez, mangez, nous diſt-elle, pauures eſtrangers, & ne vous affligez point de vous voir reduits en l’equipage où vous eſtes ; car moy, que vous voyez maintenant, & qui ne ſuis qu’vne femme, qui n’ay pas atteint encore l’aage de 50. ans, il n’y en a pas ſix que ie me ſuis veuë eſclaue, & volée de plus de cent mille ducats de mon bien. Ce n’eſt pas le tout encore, à cette infortune a eſté iointe la mort de trois fils que i’auois, & celle de mon mary que ie tenois plus cher que les yeux dont ie le regardois. Yeux, helas ! auec leſquels ie vis mettre en pieces par les trompes des Elephans du Roy de Siam, tant le pere comme les fils, enſemble deux freres & vn gendre que i’auois. I’ay mené touſiours depuis vne vie außi triſte que languiſſante, & à tous ces deſplaiſirs en ont ſuccedé beaucoup d’autres encore plus grands. Car par vne impitoyable fortune i’ay veu trois miennes filles à marier, enſemble mes pere & mere, & trente-deux de mes parens, nepueux, couſins, iettez en des fournaiſes ardentes, durant lequel temps leurs gemiſſemens & leur cris eſtoient ſi grands qu’ils perçoient le Ciel, afin que Dieu les ſecouruſt en la violence de ce tourment inſuportable. Mais helas ! l’enormité de mes pechez a bouché ſans doute les oreilles à l’infinie clemence du Seigneur des Seigneurs, afin qu’il n’ouyſt cette derniere requeſte, qui me ſembloit ſi iuſte & ſi legitime, en quoy toutesfois ie me ſuis trompée, puis qu’il n’y a rien de plus aſſeuré que ce qu’il plaiſt à ſa diuine Maieſté ordonner. A ce diſcours nous luy reſpondiſmes, que les pechez que nous auions auſſi commis contre luy, eſtoient cauſe de noſtre infortune. Puiſque cela eſt, nous repliqua elle, meſlant ſes larmes aux noſtres, il eſt touſiours bon d’aduoüer en vos aduerſitez, que les touches de la main de Dieu ſont bien vrayes, pource qu’en cette verité, enſemble en vne confeſſion de bouche, en vn deſplaiſir de l’auoir offencé, & en vne ferme reſolution de n’y plus retourner, conſiſte tout le remede de vos trauaux & des miens. Nous ayants ainſi entretenus ſur ſon infortune, elle s’enquiſt de nous, des cauſes de la noſtre, & de quelle façon nous auions eſté reduits en ce miſerable eſtat. Là deſſus nous luy racontaſmes comme le tout s’eſtoit paſſé, ſans que nous euſſions peu recognoiſtre ny celuy qui nous auoit ainſi mal traictez, ny le ſuiet qui l’auoit obligé à le faire. A cela les ſiens reſpondirent, que le grand Iunco dont nous parlions eſtoit à vn Mahumetan Guzarate de nation, nommé Coia Acem, qui ce meſme matin eſtoit ſorty de la riuiere chargé de breſil, pour s’en aller en l’Iſle d’Ainan. A ces mots cette bonne Dame frappant ſa poictrine, & faiſant paroiſtre qu’elle eſtoit grandement eſtonnée, Que l’on me face mourir, diſt elle, ſi cela n’eſt, car i’ay ouy ce Mahumetan dont vous parlez, ſe vanter publiquement deuant tous ceux qui le vouloient eſcouter, qu’il auoit autresfois mis à mort vn grand nombre de gens de la race de ceux de Malaca, & qu’il les hayſſoit tellement, qu’il auoit promis à ſon Mahomet d’en tuer encore vne fois autant. Eſtonnez d’vne telle nouueauté, nous la priaſmes de nous declarer qui eſtoit cet homme là, & le ſuiet qui l’obligeoit à nous vouloir tant de mal. La reſponſe qu’elle nous fit là deſſus, fut qu’elle n’en ſçauoit autre raiſon, ſinon qu’vn grand Capitaine de noſtre nation, nommé Hector de Sylueira luy auoit tué ſon pere, & deux freres dans vn Nauire qu’il leur auoit pris au deſtroit de la Mecque, qui venoient de Iudas, & s’en alloient à Dabul. Voila ce que nous diſt de luy cette Dame, qui durant que nous fuſmes enſemble, nous raconta pluſieurs autres particularitez touchant la grande hayne que ce Mahumetan nous portoit, & ſur ce qu’il diſoit de nous pour taſcher de nous rendre infames.