Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 4.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 13-18).




Noſtre partement à Mazua, pour nous en aller de là par terre vers la Mere du Preſte Iehan en la Fortereſſe de Gileytor.


Chapitre IV.



Novs partiſmes exprés de ce lieu en intention de nous acheminer à Arquico, terre du Preſte-Iehan Empereur d’Ethiopie, car nous auions vne lettre à donner, qu’Antonio de Syluera enuoyoit à vn ſien facteur, nommé Henry Barboſa, qui depuis trois ans eſtoit en ce pays là, par le commandement du Gouuerneur Nuno de Cunha. Ce chef & quarante des ſiens eurent ce bon heur de s’eſchapper de la reuolte du Roy Xael, où Dom Emanuel de Meneſes fut fait eſclaue, auec plus de cent ſoixante Portugais, auſquels fut priſe pareillement la valeur de plus de quatre cens mille eſcus, ſans y comprendre ſix Vaiſſeaux Portugais, qui furent ceux là meſmes que Soliman Bacha, Vice-Roy du Cayre, emmena auec les viures & les munitions de ſon armée, lors qu’en l’année mil cinq cens trente-huict il s’en alla mettre le ſiege deuant la Fortereſſe de Diu ; où il faut remarquer que cela ſe fiſt par l’exprés commandement du Roy Xael, qui fiſt vn preſent de ces Nauires au Cayre, & y enuoya par meſme moyen ſoixante Portugais eſclaues. Pour le ſurplus des autres Portugais qui reſterent, ils les donna pour aumoſne à ſon faux Prophete Mahomet, afin que par ce nombre d’eſclaues, la maison de la Mecque s’authoriſaſt d’auantage, comme il eſt traicté plus au long en l’eſtat du gouuernement de ce meſme Nuno de Cunha.

Comme nous fuſmes arriuez à Gotor, vne lieuë plus bas que le port de Mazua, nous y fuſmes tous receus fort courtoiſement, tant des habitans que d’vn Portugais, nommé Vaſco Martins de Seixas, natif de la ville d’Obidos, qui pour ſatisfaire au commandement de Henry Barboſa, y ſeiournoit depuis vn mois, en attendant l’arriuée de quelque nauire Portugais. La cauſe de ſon ſejour n’eſtoit que pour luy bailler vne lettre du meſme Henry, comme en effet il en chargea les deux Capitaines de nos Fuſtes. Par ceſte lettre il leur donnoit aduis de l’eſtat de l’armée du Turc, & les ſupplioit en quelque façon que ce fuſt, de luy enuoyer quelques Portugais. Pour les y eſmouuoir plus facilement, il leur remonſtroit que cela eſtoit important pour le ſeruice de Dieu & du Roy, & que pour luy il ne pouuoit les aller trouuer, pour eſtre dans la fortereſſe de Gileytor, employé à la garde de la Princeſſe de Tigremahon mere du Preſte Iehan, auec quarante Portugais qui l’aſſiſtoient. Les deux Capitaines des Fuſtes ayant veu ceſte lettre, la communiquerent à leurs principaux ſoldats, & en teinrent le conſeil. Pour toute deliberation il fuſt arreſté, que quatre d’entr’eux s’en iroient trouuer Barboſa auec Vaſco Martins, & qu’ils luy porteroient la lettre qu’Antonio de Syluera luy enuoyoit. La choſe ne fuſt pas ſi toſt reſoluë qu’elle fuſt executée : car le lendemain trois autres Portugais & moy partiſmes pour cet effect, & nous en allaſmes par terre montez ſur de bonnes Mules, que le Ciquaxy Capitaine de la ville nous enuoya par l’ordonnance de la Princeſſe mere de l’Empereur : lequel mandement Vaſco Martins apporta expres, aſſiſté de ſix Abiſſins qui nous tinrent compagnie. Ce meſme iour nous allaſmes coucher à vn Monaſtere fort noble & de grand reuenu, nommé Satilgaon ; le lendemain deuant que le Soleil fuſt leué nous nous miſmes en chemin le long d’vne riuiere, & euſmes à peine fait enuiron cinq lieuës, que nous arriuaſmes en vn lieu nommé Bitonte, où nous paſſames la nuict dans vn Conuent de Religieux, dedié à ſainct Michel, là nous fûmes fort bien receus, tant du Prieur, que des Religieux : Quelque temps apres noſtre arriuée, le fils de Bernagais Gouuerneur de cet Empire d’Ethiopie, ieune gentil-homme fort diſpos, & courtois, aagé d’enuiron dix-ſept ans, s’en vint nous trouuer accompagné de trente hommes, tous montez ſur des Mulets, & luy ſur vn Cheual harnaché à la Portugaiſe, ſon harnois eſtoit de velours violet, frangé d’or, que depuis deux ans, le Gouuerneur Nuno de Cunha luy auoit enuoyé des Indes, par vn certain Lope Chanoca, qui fut depuis fait eſclaue au grand Caire ; dequoy le fils du Gouuerneur ayant eu aduis, il l’enuoya tout auſſi toſt rachepter par vn marchand Iuif natif de la ville d’Azebibe, mais le mal heur voulut que le Iuif y fut à peine arriué, qu’il le trouua mort : ce qui fut tellement ſenſible à ce ieune Prince, quand il en apprit les nouuelles, que ce meſme Vaſco Martins nous aſſeura, que dans le meſme Monaſtere de ſainct Michel, il luy fiſt faire des funerailles les plus honorables qu’il vit iamais. Là ſelon ce qu’il nous en dit, aſſiſterent plus de quatre mille Preſtres, ſans y cõprendre vn plus grand nombre de nouices, qu’ils appellent en leur langue Santileos. Ce ne fut pas le tout encore, car ce meſme Prince ſçachant que le deffunct auoit eſté marié à Goa, & meſme qu’il y auoit trois petites filles, encore fort ieunes & pauures, il leur fiſt vne aumoſne de trois cens Oqueas d’or, qui valent la piece douze Croiſades de noſtre monnoye, liberalité vrayement royale, & que ie rapporte icy, tant pour accroiſtre la grandeur de ce Prince, qu’afin que cela ſerue d’exemple aux autres, & les rendre plus charitables à l’aduenir.

Le lendemain matin nous continuâmes noſtre voyage à l’intention de faire nos diligences. Pour cet effet nous montaſmes ſur de bons Cheuaux, que ce Prince nous fiſt bailler. Auec cela pour ne nous renuoyer point ſans compagnie, il nous donna quatre hommes des ſiens qui durant noſtre voyage nous firent vn traictement magnifique. Noſtre giſte fut en vn logement fort beau appellé Betenigus (qui signifie maiſon Royale) ; & ſans mentir ce n’eſt pas ſans raiſon que l’on l’appelle ainſi, car de quelque part que l’on tourne la veuë, ce lieu eſt enuironné de bois de haute-fuſtaye, qui ont bien trois lieuës de circuit, & n’eſt pas à croire combien ces arbres ſont agreables, pource que ce ne ſont que Cedres, Cyprés, Palmiers, Datiers, & Cocos ſemblables à ceux des Indes. En ce lieu nous paſſaſmes la nuit, & y repoſaſmes auec toute ſorte de contentement : le lendemain paſſant outre à cinq lieuës par iour, nous trauerſaſmes vne grande plaine, ou il y auoit quantité de beaux bleds : de là nous arriuaſmes à vne montagne nommée Vangaleu, habitée par des Iuifs qui ſont fort blancs & de belle taille : mais grandement incommodez, à ce que nous en pûmes recognoiſtre alors par leur equipage. Deux iours & demy apres nous arriuaſmes en vn bon bourg nommé Fumbau, eſloigné de deux lieuës ſeulement de la fortereſſe de Gileytor, là nous trouuaſmes Barboſa, enſemble les quarante Portugais ſuſdits, qui nous receurent auec de grands teſmoignages de ioye ; ce que neantmoins ils ne pûrent faire ſans reſpandre des larmes en abondance : car bien qu’ils y fuſſent fort à leur aiſe, & maiſtres abſolus de tour le païs comme ils diſoient, ſi eſt-ce qu’ils ne s’imaginoient aucunement que ce lieu fuſt destiné pour les exilez. Choſe qui leur ſembloit fort eſloignée de l’extreme contentement qui leur fuſt arriué, s’ils euſſent eſté en leurs païs.

Mais pource que lors de noſtre arriuée il eſtoit nuict, & que nous auions beſoin de donner au repos ce peu de temps qui nous reſtoit, Barboſa fut d’aduis que nous ne veiſſions point la mere du Prince iuſques au lendemain matin, qui eſtoit vn Dimanche 4. d’Octobre, ainſi la nuict s’eſtant eſcoulée, & le iour venu, apres nous eſtre bien deſlaſſez, accompagnez que nous eſtions de Barboſa, & de ſes 40. Portugais, nous allaſmes droit au Palais de la Princeſſe, que nous trouuaſmes en eſtat d’ouyr la Meſſe dans ſa Chapelle : eſtant aduertie de noſtre arriuée, elle nous fit entrer auſſi toſt ; Alors nous nous meiſmes tous quatre à genoux deuant elle, & auec toute ſorte d’humilité nous luy baisâmes l’eſuentail qu’elle tenoit en ſa main. À ces ſubmiſſions nous adiouſtâmes pluſieurs autres ceremonies à leur mode, conformément à l’aduis que nous en auoient donné les Portugais qui nous y conduiſoient. Elle nous receut à meſme temps auec vn viſage riant, & pour nous teſmoigner l’extreme plaiſir qu’elle prenoit à nous voir ; Certainement, nous dit elle, vous ne ſçauriez croire combien m’eſt agreable la venuë de vous autres vrais Chreſtiens ; car auec ce qu’elle a touſiours eſté deſirée de moy, mes yeux la deſirent encore à toute heure, tout ainſi qu’on voit vn beau iardin eſmaillé de fleurs attendre apres la roſée de la nuict : venez donc à la bonne heure, car ie vous ſouhaitte encore vne fois, que voſtre entrée en ma maison ſoit auſſi heureuſe ; comme le fuſt anciennement celle que fiſt en la terre ſaincte de Ieruſalem, la vertueuſe Reine Heleine. Finiſſant ſon diſcours là deſſus, elle nous fiſt aſſeoir ſur des nattes, qui eſtoient eſloignées d’elle de cinq ou ſix pas ſeulement. Alors apres nous auoir teſmoigné par ſon action vn contentement extraordinaire, elle s’enquit de nous de certaines choſes qu’elle deſiroit apprendre, & pour leſquelles elle nous aſſeura d’auoir vne grande inclination. Premierement elle nous demanda le nom de noſtre S. Pere le Pape, enſemble combien il y auoit de Roys en la Chreſtienté, & ſi quelqu’vn de nous n’auoit point fait le voyage de la Terre ſaincte. Surquoy elle rendoit grandement coupables les Princes Chreſtiens, pour l’extreme nonchalance & le peu de ſoin qu’ils teſmoignoient auoir à ruiner la puiſſance du Turc, qu’elle diſoit eſtre l’ennemy commun qui les maiſtriſoit. Elle voulut auſſi ſçauoir de nous, ſi le pouuoir du Roy de Portugal eſtoit grand aux Indes, & par meſme moyen les fortereſſes qu’il y auoit, les lieux où elles eſtoient placées, & de quelle façon ils ſe defendoient. Elle nous fiſt pluſieurs autres ſemblables demandes, auſquelles nous reſpondiſmes du mieux que nous pûmes, afin de taſcher à la contenter : elle nous congedia là deſſus, & nous nous en retournâmes à noſtre logement, là nous demeuraſmes neuf iours, que nous employaſmes à paſſer le temps à l’entretien de cette Princeſſe, auec qui nous euſmes tout plein d’autres deuis ſur diuers ſuiets. Ce terme eſtant expiré, nous allaſmes prendre congé d’elle, & luy fuſmes baiſer les mains. En les luy baiſant elle nous teſmoigna vn reſſentiment de triſteſſe, qu’elle auoit de nous voir partir. Certainement nous dit elle, ie ſuis faſchée de ce que vous auez à gré de vous en retourner ſi toſt : neantmoins puiſque c’eſt vne choſe qu’il faut faire, & dont i’ay du deſplaiſir, allez vous en à la bonne heure, & puiſſe t’elle eſtre auſſi bonne, & qu’à voſtre arriuée aux Indes vous ſoyez auſſi bien receus des voſtres, comme l’ancien Roy Salomon receut autresfois noſtre Royne de Saba dans l’admirable palais de ſa grandeur. Alors auparauant que partir elle nous fist donner à tous quatre-vingt Oqueas d’or, qui valent 240. ducats de noſtre monnoye : Elle nous fiſt auſſi conduire par vn Naique, qui auoit auec luy vingt Abiſſins, tant pour nous ſeruir de guides, & nous deffendre des voleurs, dont ce païs eſtoit plein, que pour nous fournir de viures & de montures, iuſqu’à ce que nous fuſſions arriuez au port d’Arquico, où nos Fuſtes nous attendoient. Par meſme moyen auſſi Vaſco Martins de Seixas receut vn riche preſent de pluſieurs ioyaux d’or & de pierreries, que cette meſme Princeſſe enuoyoit au Gouuerneur des Indes. Mais le mal heur voulut que ce preſent fuſt perdu en ce voyage, comme nous dirons cy-apres.