Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 43.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 143-146).


De ce que le Vieillard reſpondit aux demandes d’Antonio de Faria, & du ſurplus qui luy arriua en ce lieu.


Chapitre XLIII.



Ce Vieillard ſe mit doncques pres d’Antonio de Faria, qui le voyant blanc comme quelques-vns de nous autres, luy demanda s’il eſtoit Turc ou Perſien ? A quoy il reſpondit que non ; mais qu’il eſtoit Chreſtien, natif du mont Sinay où eſtoit le corps de la bien-heureuſe ſaincte Catherine. Antonio de Faria luy reſpondit-là deſſus, que puis qu’il eſtoit Chreſtien, comme il diſoit, il s’eſtonnoit fort de ce qu’il n’eſtoit point parmy les Chreſtiens. Le Vieillard luy reſpondit à cela, qu’il eſtoit Marchand de bonne famille, & qu’il ſe nommoit Tome Moſtangue, qui eſtant vn iour anchré auec vn ſien Nauire au port de Iudaa, l’an mil cinq cens trente huit, Soliman Bachat, Vice-Roy du Caire, l’auoit fait prendre auec ſept autres, pour porter les viures & les munitions neceſſaires à fournir l’armée de ſoixante Galeres, en laquelle il venoit par le commandement du Turc, pour faire rendre à Sultan Bandur le Royaume de Cambaya, que le grand Mogor luy auoit oſté en ce temps-là, & que cela fait il deuoit auſſi taſcher de chaſſer les Portugais hors des Indes, & que luy conduiſant ſon Nauire pour le conſeruer & faire valoir ſon bien, comme auſſi pour receuoir le fret qu’on luy auoit promis, les Turcs, apres l’auoir abuſé en tout & par tout, comme ils ont accouſtumé de faire, luy prirent ſa femme, & vne petite fille, qu’ils forcerent deuant luy, & qu’à cauſe qu’vn ſien fils ſe plaignoit de cette iniure en pleurant, ils le ietterent tout vif dans la mer, pieds & mains liez, qu’au reſte pour ſon particulier il auoit eſté par eux mis aux fers, & que tous les iours il eſtoit grandement fouëtté, ioint qu’on luy auoit pris ſon bien, lequel eſtoit de la valeur de plus de ſix mille ducats, diſant qu’il n’eſtoit licite à aucun de ioüir des biens de Dieu qu’au Mouſſelimans ſaincts & iuſtes comme eux. Et dautant qu’en ce temps-là ſa fille & ſa femme moururent, luy comme deſeſperé ſe ietta vne nuit dans la mer, à l’emboucheure de Diu, auec ce petit garçon qui eſtoit ſon fils, duquel lieu ils s’eſtoient rendus par terre à Surrate, & de là eſtoient venus à Malaca, dans le Nauire de Garcia de Saa, Capitaine de Baçaim, puis par le commandement de Dom Eſtienne de Gama, ils auoient eſté à la Chine auec Chriſtofle Sardinha, qui auoit eſté facteur aux Molucques, mais qu’vne nuict eſtant anchré en Cincaapura, le Quiay Taijano, maiſtre du Iunco l’auoit mis à mort, enſemble vingt-ſix Portugais, & que pour luy, à cauſe qu’il eſtoit Canonnier, il auoit eu la vie ſauue. A ces mots Antonio de Faria ſe frappant le front à belles mains, pouſſé à cela par l’eſtonnement que ce diſcours luy auoit apporté. Mon Dieu, mon Dieu, dit-il, il me ſemble que ce que i’entends eſt vn ſonge, puis ſe tournant vers ſes ſoldats qui l’entouroient, il leur fit le diſcours de la vie de ce Quiay, les aſſeura qu’il auoit tué dans des vaiſſeaux fouruoyez ſur la mer, plus de cent Portugais, & fait butin de plus de cent mille ducats ; & qu’encore que ſon nom fut tel que cét Armenien diſoit, à ſçauoir Quiay Taijano ; neantmoins apres qu’en Cincaapara il eut tué Chriſtofle Sardinha, pour vanité de ce qu’il auoit executé, il s’eſtoit fait nommer le Capitaine Sardenha. Alors comme nous euſmes demandé à l’Armenien où il eſtoit, il nous dit qu’il eſtoit fort bleſſé, & caché dans la ſoute du Iunco, parmy les cables, auec encore ſix ou ſept autres. Antonio de Faria ſe leua pour lors, & s’en alla promptement au lieu où ce chien eſtoit caché, ſuiuy de la plus grande part de ſes ſoldats, leſquelles ouurirent l’eſcotille où eſtoient les cables, pour voir ſi ce que l’Armenien leur auoit dit, eſtoit veritable. Alors le chien, & les ſix autres qui eſtoient auec luy, ſortirent par vne autre eſcotille, & tous deſeſperez ils ſe ietterent ſur nos gens, le nombre deſquels eſtoit plus de trente, ſans comprendre plus de quarante garçons. Ainſi il ſe commença de nouueau vn combat ſi furieux, & ſi ſanglant, qu’en moins d’vn quart d’heure on les acheua de tuer. Il y euſt cependant deux Portugais, & ſept garçons de tuez, auec ce qu’ils en bleſſerent plus de vingt. Antonio de Faria receut deux coups d’eſtramaçon ſur la teſte, & vn autre ſur le bras, dont il fut fort mal traitté. Apres ceſte deffaite, & que les bleſſez furent tous panſez, pour ce qu’il eſtoit deſia pres de dix heures, il fit faire voile, apprehendant les quarante Iuncos qui eſtoient en cette riuiere. Ainſi nous éloignants de terre, nous allaſmes ſur le ſoir anchrer en l’autre coſté de Cauchenchina, où Antonio de Faria fit faire inuentaire de ce qui eſtoit dans le Iunco de ce Corſaire. Il y fut treuué cinq cens bares de poivre, de cinquante quintaux le bar, ſoixante de ſendal, quarante de noix muſcades, & du macis, quatre-vingt d’eſtain, trente d’iuoire, douze de cire, & cinq de bois d’aloes fin, ce qui pouuoit valoir en terre, ſelon le cours du pays, ſoixante & dix-mille ducats ; outre vne petite piece de campagne, quatre faulcons, & treize berches de fonte, laquelle artillerie la plus grande part auoit eſté noſtre : car ce Mahometan l’auoit volée dans le Nauire de Chriſtofle Sardinha, & dans le Iunco de Iouan Oliueyra, & encore dans le Nauire de Barthelemy de Matos. L’on treuua auſſi trois coffres couuerts de cuir, plains de quantité de coutils de ſoye, & d’habits de Portugais, auec vn grand baſſin à lauer les mains, fait d’argent doré, le vaſe & la ſaliere de la meſme façon du baſſin, vingt-deux cuilliers, trois chandeliers, cinq coupes dorées, cinquante huict harquebuſes, mille deux cens vingt-deux pieces de toile de Bengale, lequel meuble auoit eſté aux Portugais ; dix-huict quintaux de poudre, & neuf petits enfans aagez de ſix iuſques à huit ans, tous enchaiſnez par les pieds & par les mains, tellement qu’ils faiſoient pitié à les voir, pour ce qu’ils eſtoient ſi foibles, qu’à trauers leur peau l’on pouuoit facilement compter iuſques au plus petit de leurs os.