Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 60.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 209-213).


Continuation de ce que fit Antonio de Faria apres auoir gagné cette victoire, & de la liberalité dont il vſa enuers les Portugais qui eſtoient à Liampoo.


Chapitre LX.



Cette bataille ſanglante finit par l’honneur de la victoire, dont i’ay parlé cy deuant, à la deſcription de laquelle ie n’ay pas voulu employer beaucoup de paroles. Car ſi i’entreprenois d’en raconter les particularitez, enſemble les grandes choſes que firent les noſtres, comme auſſi la valeur auec laquelle les ennemis ſe defendirent, outre que ie ne ſerois pas capable de cela, il m’en faudroit faire vn diſcours plus ample, & vne hiſtoire plus accomplie que celle-cy. Toutesfois comme mon intention n’eſt autre que de declarer ces choſes en paſſant, ie m’eſtudie à parler ſuccinctement en pluſieurs endroits, où poſſible d’autres eſprits plus beaux que le mien s’élargiroient davantage, & en feroient beaucoup d’eſtat s’ils les entendoient, ou les eſcriuoient. C’eſt pourquoy ie ne touche maintenant que ce qu’il eſt beſoin d’eſcrire. Retournant doncques à mon propos, ie dis que la premiere choſe à laquelle Antonio de Faria s’employa apres cette victoire fut à faire penſer les bleſſez, dont il en auoit enuiron nonante deux, la pluſpart tous Portugais, en comprenant les valets qui nous appartenoient. Apres cela, comme il fut question de ſçauoir le nombre des morts, il s’en trouua quarante deux des noſtres, entre leſquels il y auoit huit Portugais, dont la perte affligea plus Antonio de Faria, que celle de tous les autres. Quant aux ennemis il y en euſt trois cens huitante, dont cent cinquante furent mis à feu & à ſang ; & les autres noyez. Or combien que cette victoire nous apportaſt à tous vn extreme contentement, cela n’empeſcha pas qu’il n’y euſt en general & en particulier quantité de larmes reſpanduës pour la mort de nos compagnons qu’on n’auoit point encore enſeuelis, & dont la pluſpart auoient la teſte fenduë en quatre des grands coups de hache, que les ennemis leur auoient donnez. Or combien qu’Antonio de Faria fuſt bleſſé en trois endroits, pour cela neantmoins il ne laiſſa pas de mettre pied à terre tout auſſi-toſt auec ceux qui ſe trouuerent alors en eſtat de l’accompagner. La premiere choſe qu’il fit, fuſt de donner ordre à l’enterrement des morts, il employa la pluſpart du iour. En ſuite de cela il fit tout le tour de l’Iſle, pour voir ce qu’il pourroit deſcouurir. Comme il tournoyoit de cette ſorte, il ſe trouua en vne vallée fort agreable, où ſe voyoient plusieurs iardins remplis de differentes ſortes de fruicts. Là meſme il y auoit vn village de quarante ou cinquante maiſons fort baſſes, que l’infame Coja Acem auoit ſaccagées, & y en auoit tué en outre pluſieurs habitans, pour n’auoir eu moyen de prendre la fuitte plus auant. Dans cette meſme vallée enuiron la portée d’vne arbaleſte, & le long d’vne agreable riuiere d’eau douce, dans laquelle il y auoit vne grande abondance de Muges, autrement dits Mulets, & de truites, l’on deſcouuroit vne fort belle maiſon, qui ſembloit eſtre le Pagode de ce village, laquelle eſtoit pleine de malades & de bleſſez, que Coja Acem y auoit mis pour les y faire penſer. Parmy ceux-cy il y auoit quelques Mahumetans de ſes parens, & autres hommes de courage qui eſtoient à ſa ſolde, iuſqu’au nombre de nonante ſix. Comme ils apperceurent de loing Antonio de Faria, ils s’écrierent d’abord qu’ils luy demandoient pardon, & imploroient ſa miſericorde. A quoy il ne voulut iamais entendre, alleguant pour ſa raiſon qu’il ne pouuoit pardonner à ceux qui auoient fait mourir tant de Chreſtiens. Cela dit, il fit mettre le feu par ſix ou ſept endroits en cette maiſon, qui pour n’eſtre que de bois, poiſſée, & couuerte de fueilles de palmier ſeiches, brûla de telle ſorte que c’eſtoit vne choſe effroyable à voir. Cependant la pitié ne laiſſoit pas de s’y entremeſler à cauſe des grands cris que ces miſerables faiſoient dedans, quand la flamme commença de s’y prendre par tous les endroits ; de maniere qu’il y eut quelques-vns qui ſe voulurent precipiter du haut des feneſtres. Ce que voyant les noſtres qui eſtoient picquez d’vn deſir de vengeance, ils les receuoient de telle ſorte, qu’en tombant ils les embrochoient à force de dards, de lances, & de hallebardes. Cette cruauté finie, Antonio de Faria s’en reuint ſur le bord de la mer où eſtoit le Iunco que Coja Acem auoit pris depuis vingt-ſix iours aux Portugais de Liampoo. Il ſe donna le ſoin de le faire mettre en mer, à cauſe qu’on l’auoit calfeutré durant ce temps-là. Alors comme il fut en mer, il le remiſt entre les mains de ceux auſquels ils appartenoit, qui eſtoient Mem Taborda, & Antonio Anriquez, comme i’ay deſia dit. Par meſme moyen leur faiſant mettre la main ſur le liure de prieres, Mes amis, leur dit-il, pour l’amour de ces miens freres & compagnons, tant viuans que morts, auſquels voſtre Iunco que voila, a tant couſté de ſang & de vie, ie vous fait vn don de tout cela comme Chreſtien que ie ſuis, afin que par iceluy noſtre Seigneur nous reçoiue en ſon ſaint Royaume, & qu’il luy plaiſe nous octroyer en cette vie vne abolition de tous nos pechez, & en l’autre nous donner la vie eternelle, comme i’ay confience qu’il la donnera à nos freres qui ſont morts aujourd’huy en bons & fideles Chreſtiens pour la ſainte foy Catholique. Toutesfois ie vous prie & recommande expreſſement, meſme ie vous en coniure par le ſerment que vous faites, que vous ne preniez autres choſes de toutes ces marchandiſes que ce qui vous appartient ſeulement, & que vous auez apportées de Liampoo, tant pour vous, que pour les autres marchands qui auoient des biens dans voſtre vaiſſeau. Car ie ne vous en dõne pas dauantage, joint que cela ne ſeroit pas raiſonnable auſſi ; car ſi vous & moy le ſouffrions, nous ferions contre le deuoir de noſtre conſcience, moy en vous le donnant, & vous en le receuant. Apres qu’il eut parlé de cette ſorte, Mem Taborda & Antonio Anriquez, qui ne s’attendoient point à rien moins, ſe proſternerent à ſes pieds, & les yeux tous baignez de larmes le voulurent remercier de la courtoiſie qu’il leur faiſoit ; ce qu’ils ne peurent comme ils euſſent deſiré, à cauſe de l’abondance de leurs pleurs. Ainſi ſe renouuella pour lors le dueil des morts, qu’on auoit deſia enſeuelis en ce lieu, dont la terre ſe voyoit toute ſanglante. Alors ces deux Portugais ſe mirent incontinent en deuoir de recouurer leur marchandiſe, & s’en allerent par toute l’Iſle, prenant auec eux enuiron cinquante ou ſoixante valets, que les Maiſtres leur preſterent pour recueillir les eſtoffes de ſoye qui eſtoient moüillées, & que les ennemis auoient mis ſeicher en ſi grande abõdance qu’auec ce que les arbres en eſtoient couuerts, deux grandes maiſons en eſtoient encore pleines ; de celles qui n’auoient point eſté moüillées & des meilleures ; toutes leſquelles eſtoffes ſe montoient à ce qu’ils diſoient à quelques cent mille Taeis d’emploitte, à quoy plus de cent marchands auoient part, tant de ceux qui demeuroient dans Liampoo, qu’à Malaca, auſquels elles eſtoient enuoyées. Ainſi la marchandiſe que tous deux peurent recouurer valoit bien cent mille ducats, pour le regard du ſurplus, qui en faiſoit la tierce partie, il fut ou perdu, ou pourry, ſans qu’on en pût auoir aucunes nouuelles. Apres cette execution Antonio de Faria ſe retira dans ſon vaiſſeau, où il employa tout le reſte de la iournée à viſiter les bleſſez, accommoder les ſoldats, à cauſe que la nuict s’aduançoit. Le lendemain ſi toſt qu’il fit iour, il s’en alla au grand Iunco qu’il auoit pris, qui eſtoient plein de corps de ceux qu’on auoit tuez le iour precedent. Il ne s’amuſa point à autre choſe, ſinon qui les fiſt tous ietter dans la mer. Il eſt vray que touchant celuy de Coja Acem, pour eſtre de condition plus releuée que les autres, & par conſequent digne d’vn plus grand honneur en ſes funerailles, il le fiſt prendre tout veſtu & armé qu’il eſtoit, & apres l’auoir fait mettre en quartiers, il commanda qu’on le iettat auſſi dans la mer. Tellement que pour digne ſepulture, & pour le merite de ſes œuures, ſon corps euſt pour tombeau le ventre affamé des lezards, dont il y en auoit grande quantité tout à l’entour de noſtre Iunco, qui venoient au deſſus de l’eau amorcez par l’appaſt de ceux qu’on y auoit deſia iettez ; par meſme moyen en lieu d’oraiſon, Antonio de Faria le precipitant dans la mer ainſi demembré, Va meſchant, luy dit-il, au fonds de l’Enfer où ton ame infuſe à preſent ioüiſt des delices de ton Mahomet, comme tu t’en allois hier publiant tout haut à ces autres chiens tels que toy. Là deſſus il fit venir deuant luy tous les eſclaues & les captifs qu’il auoit en ſa compagnie, enſemble tous les bleſſez, comme auſſi leurs maiſtres, auſquels il fit vne harangue de vray Chreſtien, comme il eſtoit veritablement, par laquelle il les pria au nom de Dieu de donner liberté à tous les eſclaues, comme ils luy auoient promis deuant le combat, les aſſeurant de leur ſatisfaire du ſien propre. A quoy ils reſpondirent tous enſemble, que puis qu’il auoit cela pour agreable, ils en eſtoient fort contens, & qu’il les mettoient deſlors en vne liberté perpetuelle. Dequoy il ſe fiſt vn traicté par eſcrit, que chacun ſigna, pource qu’on ne pût faire dauantage pour l’heure : depuis on leur donna generalement à tous leurs lettres de liberté. Apres cela l’on fit inuentaire de la marchandiſe la lus liquide qui ſe trouua, ſans y comprendre celle qui auoit eſté donnée aux Portugais, & le tout fut priſé à cent trente mille Taeis en lingots d’argent du Iappon. Cette marchandiſe qui eſtoit fort belle conſiſtoit en ſatins, damas, ſoyes torſes, taffetas, muſc, & porcelaines tres-fines ; car pour le ſur plus on ne le miſt point par eſcrit, & tous ces vols les Corſaires les auoient faits depuis la coſte de Sumbor iuſqu’à Fucheo, où il y auoit plus d’vn an qu’ils faiſoient des courſes.