Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 7.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 27-29).


De ce qui m’aduint depuis que ie m’embarquay à Ormuz, iuſques à mon arriuée aux Indes.


Chapitre VII.



Me voyant par la miſericorde de Dieu déliuré des trauaux que ie viens de dire, apres que i’eus ſeiourné dix-ſept iours à Ormuz, ie m’embarquay pour m’en aller aux Indes dans le Nauire d’vn nommé George Fernandez Taborda, qui s’en alloit à Goa mener des cheuaux. En la route que nous priſmes nous fiſmes voile auec vn vent ſi fauorable, qu’en dixſept iours nous arriuaſmes à la veuë de la fortereſſe de Diu. Là coſtoyãt la terre, par l’aduis des Capitaines, pour taſcher d’apprendre quelques nouuelles, toute cette nuict nous viſmes le long de la coſte vn grand nombre de feux. Par fois auſſi nous oyons tirer pluſieurs coups d’artillerie ; ce qui nous meit fort en peine, à cauſe que nous ne pouuiõs nous imaginer ce que cela pouuoit eſtre, & pourquoy l’on tiroit ainſi de nuit : tellement que cette veuë extraordinaire fiſt naiſtre parmy nous des opinions toutes differentes. Durant cette incertitude, tout ce que nous aduiſaſmes pour le mieux, fût de nauiger le reſte de la nuict, nos voyles à demy baiſſées, iuſqu’à ce que le lendemain matin à la faueur du iour, nous apperceuſmes vne grande quantité de voiles Latines, qui entouroient toute la fortereſſe. Quelques-vns nous aſſeuroient au vray que c’eſtoit l’arriuée du Gouuerneur, nouuellement venu de Goa, pour faire la paix de la mort du Soultan Bandur, Roy de Cambaye, qui vn peu de temps auparauant auoit eſté tué. D’autres aſſeuroient que c’eſtoit l’Infant du Roy Dom Louys, frere du Roy Dom Iouan III. là nouuellement arriué de Portugal, & que les voiles Latines qui s’y voyoient en grand nombre, eſtoient les Carauelles qui auoient amené, à cauſe qu’on l’attendoit aux Indes de iour en iour. Il y en auoit auſſi qui diſoient que c’eſtoit le Patemarcaa, auec les cent Fuſtes de Camorin, Roy de Calicut, & quelques vns aſſeuroient que par bonnes & ſuffiſantes raiſons, ils iuſtifieroient que ceſtoient les Turcs. Comme nous eſtions dans cette diuerſité d’opinions, tous effrayez de la crainte que nous cauſoit ce que nous voyons deuant les yeux, voyla que du milieu de cette flotte ſortirent cinq Galeres fort grandes, qui auoient les voiles barrées de verd & de rouge, auec grande quantité de flammes, bannieres, & gaillardets, que nous voyons par-deſſus leurs tentes, au haut de leurs arbres, & au bout de leurs antennes ; ioinct que quelques-vnes de ces meſmes banderoles & flammes eſtoiẽt tellement longues, qu’il s’en falloit fort peu que de leurs pointes elles ne touchaſſent la mer à fleur d’eau. Ces Galeres ainſi équipées ſe demeſlerent, & ſorties qu’elles furent du milieu de leur armée, elles firent voile, & tournerent leurs prouës vers nous, d’vne façon ſi hardie, & ſi courageuſe, qu’à leur nauigation nous iugeaſmes incontinent qu’elles eſtoient Turques. Ce que nous n’euſmes pas pluſtoſt reconneu au vray, que nous fiſmes force de voile pour les fuir, & gaigner la haute mer, non ſans vne grande apprehenſion, que pour nos pechez il ne nous arriuaſt vn autre accident pareil à celuy que nous auions euité depuis peu. Ces cinq Galeres ayans remarqué noſtre fuite, prirent reſolution de nous ſuiure, & nous donnerent la chaſſe iuſqu’à la nuit, en laquelle il pleuſt à Dieu qu’elles gaignerent le bord vers la terre, & s’en retournerent à l’armée d’où elles eſtoient ſorties. Tellement que tout autant de gens que nous eſtions dans noſtre Nauire, nous voyans libres d’vn ſi grand danger, nous en fuſmes grandement contens, & arriuaſmes deux iours apres en la Ville de Chaül, où noſtre Capitaine, & les Marchands ſeulement meirent pied à terre. Là ils s’en allerent tout auſſi-toſt viſiter le Capitaine de la fortereſſe, nommé Simon Guedez, à qui ils firent le recit de ce qui leur eſtoit arriué. Surquoy pour toute reſponſe ; Aſſeurement, leur dit-il, vous eſtes fort obligez de rendre graces à Dieu, de ce que ſa puiſſante main vous a deliurez du peril le plus grand que vous ayez iamais couru. Car ſans ſon aſſiſtance il vous eſtoit impoſſible de ſortir de ce peril, n’y d’en faire le recit auec vne allegreſſe ſemblable à la voſtre. Il leur declara là deſſus que l’armée qu’ils auoient rencontrée eſtoit celle-là meſme, qui depuis vingt iours tenoit aſſiegé Antonio de Silueyra, compoſée d’vn grand nombre de Turcs, deſquels eſtoit General Solyman Bachat, Vice-Roy du Caire ; & que les voiles par eux veuës en quantité, eſtoient cinquante & huict Galeres Royales & baſtardes, chacune deſquelles portoit cinq pieces de canon par prouë, & quelques-vnes de ces pieces eſtoient de batterie, ſans y comprendre huit autres grands vaiſſeaux, pleins de Turcs de reſerue pour le ſecours, & pour remplacer ceux qui mourroient en l’armée. À toutes ces choſes il adiouſta qu’ils auoient vne grande abondance de viures, enſemble pluſieurs munitions de guerre, & trois cens pieces de batterie, entre leſquelles il y auoit 12. Baſilics. Ceſte nouuelle nous ayant rendu tous eſtonnez & confus, nous rendiſmes infinies loüanges à noſtre Seigneur, pour nous auoir faict la grace d’eſtre deliurez d’vn ſi grand danger.