Les Éblouissements/Le faune

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 106-109).

LE FAUNE


Le monde nous prend trop de sang
Et trop de peine,
Le cœur est toujours languissant
Ou hors d’haleine.

Je veux connaître un bonheur mol
Et monotone,
A l’ombre du cloître espagnol
De Tarragone,

Cloître où le jardin est si fou
Qu’on le compare
A Palma, le point le plus doux
Des Baléares…

Je ne veux, dans ce cloître heureux
Sous la verdure,
Que les saints les plus amoureux
De la Nature.

Ils viendront près du gazon ras
Aux promenades,
Saint Satyr et Sainte Sarah,
Saint Alcibiade,

Sainte Olive qui dut aimer
À la folie
Les petits arbres enfermés
En Italie…

Mais goûte-t-on sous de tels cieux
Des plaisirs calmes,
Au bercement délicieux
Des tièdes palmes ?

Ce couvent où le rosier tend
Son arabesque,
Semble un harem où l’on attend
L’amant mauresque,

Les ogives d’un blanc de chaux
Semblent des portes,
Par où le Faune des jours chauds,
Aux jambes tortes,

Entre, en pressant les sept roseaux
De l’âpre flûte,
Dont la stridence au fond des os
Se répercute.


– Cher Faune, allez-vous-en d’ici,
Êtes-vous ivre
De venir déranger ainsi
La paix de vivre ?…

Mais il répond « Dans ces jardins,
Clairs comme un vase,
Je prépare vos jeux divins
Et votre extase,

« Les bienheureuses au cœur pur
Seraient inertes
Si je ne dardais dans l’azur
Mes flèches vertes ;

« Elles ne lèvent vers leur dieu
Des mains blessées,
Que si mon chant mélodieux
Les a percées ;

« Elles n’élancent vers le ciel
Leurs insomnies,
Que quand ma lèvre de son miel
Les a munies.

« C’est une même volupté
Molle, profonde,
Qui pendant les jours de l’été
Mène le monde,


« Partout où l’on voit s’émouvoir
Un cœur sensible,
C’est que ma flèche et mon pouvoir
L’ont pris pour cible.

« Ce sont des nymphes aux yeux clairs
Et des faunesses,
Qui dans les cloîtres blancs et verts
Meurent d’ivresse ;

« C’est moi qui fais vivre et briller
Le feu des cierges,
Moi qui mets des roses aux pieds
Des saintes vierges,

« Moi qui dis d’un ton ingénu :
« Mes brebis paissent »
Moi qui suis le berger cornu
Qui les caresse,

« C’est moi Pâques, moi la clarté,
Moi le mystère
C’est moi qui suis, en vérité,
Toute la terre… »