Lettre du 22 juillet 1676 (Sévigné)

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1676

559. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 22e juillet.

Oui ma bonne, voilà justement ce que je veux ; je suis contente et consolée du temps que je perds à vous voir, par la rencontre heureuse des sentiments de M. de Grignan et des miens. Il sera fort aise de vous avoir cet été à Grignan : j’ai considéré son intérêt aux dépens de la chose du monde qui m’est la plus chère, qui est de vous voir ; et il songe à son tour à me plaire, en vous empêchant de remonter en Provence, et vous faisant prendre un mois ou six semaines d’avance, qui me font un plaisir sensible, et qui vous ôtent toute la fatigue de l’hiver et des méchants chemins. Rien n’est plus juste que cette disposition ; elle me fait sentir toutes les douceurs de cette espérance, que nous aimons et que nous estimons tant. Voilà qui est donc réglé ; nous en parlerons encore plus d’une fois, et plus d’une fois je vous remercierai de cette complaisance. Mon carrosse ne vous manquera point à Briare, pourvu qu’il puisse revenir de l’eau dans la rivière : on passe tous les jours à gué notre rivière de Seine[1], et l’on se moque de tous les ponts de l’Île.

Je viens d’écrire au chevalier, qui s’inquiétoit de ma 1676santé. Je lui mande que je me porte très-bien hormis que je ne puis serrer la main ni danser la bourrée (voilà deux choses dont la privation m’est bien rude), mais que vous achèverez de me guérir. Il est vrai que j’ai encore un peu de mal aux genoux mais cela ne m’empêche point de marcher : au contraire, je souffre quand je suis trop longtemps assise. Vous ai-je mandé que je fus l’autre jour dîner à Sucy[2], chez la présidente Amelot[3], avec les d’Hacqueville, Corbinelli, Coulanges, le bon abbé ? Je fus ravie de revoir cette maison, où j’ai passé ma belle jeunesse : je n’avois point de rhumatisme en ce temps-là. Mes mains ne se ferment point tout à fait ; mais je m’en sers à toutes choses, comme si de rien n’étoit. J’aime l’état où je suis ; et toute ma crainte, c’est de rengraisser, et que vous ne me voyiez point le dos plat avec ma jolie taille. En un mot, ma bonne, quittez vos inquiétudes, et ne songez qu’à me venir voir. Voilà notre Corbinelli qui va vous rendre compte de lui. Villebrune dit qu’il m’a guérie ; hélas ! je suis bien aise que cela lui soit bon : il n’est pas en état de négliger ce qui lui attire des Vardes et des Monceaux[4] in ogni modo[5]. Vardes mande à Corbinelli que, dans cette pensée, il le révère comme le dieu 1676de la médecine. Il[6] pourra fort bien les divertir, et sur ce chapitre, et sur bien d’autres : c’est un oiseau effarouché qui ne sait où se reposer.

Encore un petit mot de la Brinvilliers : elle est morte comme elle a vécu, c’est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l’on devoit lui donner la question ; et voyant trois seaux d’eau : « C’est assurément pour me noyer, dit-elle ; car de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela. » Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans frayeur ni sans foiblesse ; et sur la fin, elle le fit recommencer, disant que ce tombereau l’avoit frappée d’abord, et qu’elle en avoit perdu l’attention pour le reste. Elle dit à son confesseur[7], par le chemin, de faire mettre le bourreau devant elle, « afin de ne point voir, dit-elle, ce coquin de Desgrais qui m’a prise[8] : » il étoit à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment ; elle dit : « Ah mon Dieu ! je vous en demande pardon ; qu’on me laisse donc cette étrange vue ; » et monta seule et nu-pieds sur l’échelle et sur l’échafaud, et fut un quart d’heure mirodée[9], rasée, dressée et redressée, par le bourreau : ce fut un grand murmure et une grande cruauté. Le lendemain on cherchoit ses os, parce que le peuple disoit qu’elle étoit sainte. Elle avoit, dit-elle, deux confesseurs : l’un disoit qu’il falloit tout dire, et l’autre non ; elle rioit de cette 1676diversité, disant : « Je peux faire en conscience tout ce qu’il me plaira : » il lui a plu de ne rien dire du tout. Penautier sortira un peu plus blanc que de la neige : le public n’est point content, on dit que tout cela est trouble. Admirez le malheur : cette créature a refusé d’apprendre ce qu’on vouloit, et a dit ce qu’on ne demandoit pas ; par exemple, elle dit que M. Foucquet[10] avoit envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir d’une herbe qui fait du poison : elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d’accablement, et quel prétexte pour achever ce misérable[11]. Tout cela est encore bien suspect. On ajoute encore bien des choses ; mais en voilà assez pour aujourd’hui.

On tient que M. de Luxembourg a dessein de tenter une grande action pour secourir Philisbourg[12] ; c’est une affaire périlleuse. Le siège de Maestricht continue ; mais le maréchal d’Humières va prendre Aire[13], pour jouer aux 1676échecs, comme je disois l’autre jour ; il a pris toutes les troupes qu’on destinoit au maréchal de Créquy ; et les officiers qui étoient destinés à cette armée sont retournés en Allemagne, comme la Trousse, le chevalier du Plessis et d’autres. Nos garçons sont demeurés avec M. de Schomberg[14] : je les aime bien mieux là qu’avec le maréchal d’Humières. M. de Schomberg favorisera notre siège et les fortifications de Condé, comme Villa-Hermosa[15] Maestricht[16] et le prince d’Orange. Tout ceci s’échauffe beaucoup : cependant on se réjouit à Versailles tous les jours des plaisirs, des comédies, des musiques, des soupers sur l’eau. On joue tous les jours dans l’appartement du Roi, la Reine et toutes les dames et tous les courtisans ; c’est au reversi. Le Roi et Mme de Montespan tiennent un jeu ; la Reine et Mme de Soubise, qui joue quand Sa Majesté prie Dieu ; elle est de deux pistoles sur cent ; Monsieur et Mme de Créquy, Dangeau et ses croupiers, Langlée et les siens : voilà où l’on voit perdre ou gagner tous les jours deux ou trois mille louis[17]. L’amie de Mme de Montespan est mieux qu’elle n’a jamais 1676été ; c’est une faveur dont elle n’avoit jamais approché ; ainsi va le monde. Notre petite amie[18] n’en est pas plus empressée.

Mme de Nevers[19] est belle comme le jour, et brille fort, sans qu’on en soit en peine. Mlle de Thianges[20] est grande ; elle a tout ce qui compose une grande fille[21]. L’hôtel de Grancey est tout comme il étoit, rien ne change. Le chevalier de Lorraine[22] est très-malotru et très-languissant : il auroit assez l’air d’être empoisonné, si Mme de Brinvilliers eût été son héritière. Monsieur le Duc fait son quartier d’été en ce quartier mais Mme de Rohan s’en va à Lorges : cela est un peu embarrassant[23]. Ne voudriez-vous point un peu savoir des nouvelles de Danemark ? en voilà que je reçois par la 1676bonne princesse. Je crois que cette grâce du Roi vous fera plaisir à voir : c’est ainsi que l’on diminue les peines, au lieu de les augmenter[24].

Je reçois aussi, ma très-chère, votre lettre du 15e. Ce qui est dit est dit sur votre voyage ; vous m’en parlez toujours avec tant d’amitié et de tendresse, que j’en suis touchée dans le milieu du cœur, et suis étonnée d’avoir pu trouver en moi assez de raison et de considération pour vos Grignans, pour vous laisser encore à eux jusques au mois d’octobre. Je regarde avec tristesse la perte d’un temps où je ne vous vois point, et où je pourrois vous voir : j’ai là-dessus des repentirs et des folies, dont le grand d’Hacqueville se moque. Il voit bien que vous faites votre devoir auprès de M. l’archevêque d’Arles : n’êtes-vous pas bien aise d’être capable de faire tout ce que veut la raison ? Je vois que vous en savez présentement plus que moi. Je disois hier de Penautier ce que vous en dites, sur le peu de presse que je prévois qu’il y aura à sa table[25].

1676Je ne sais point comme la M*** en a usé avec son mari, mais je n’ai point ouï dire qu’elle ait changé son filou contre un autre. Le bon d’Hacqueville nous diroit de bonnes affaires s’il vouloit[26].

Pour les eaux de Vichy, ma chère fille, je m’en loue : elles m’ont redonné de la force, en me purgeant et en me faisant suer. Mon corps est bien ; ce qui me reste n’est pas considérable ; je ferai, quand vous serez ici, tous les remèdes que vous voudrez : pour cet été, je n’en ai aucun besoin, il faut que je songe à Livry, car je me trouve étouffée ici, j’ai besoin d’air et de marcher : vous me reconnoissez bien à ce discours. À ce que je vois, vous allez parler avec une grande sincérité sur le mariage que vous savez[27] ; écrivez-moi vos sentiments afin de ne pas oublier l’autre style. Ce que vous dites de la raison qui vous fait être bien aise que Monsieur de Marseille soit cardinal[28], est justement la mienne : il n’aura plus la joie ni l’espérance de l’être.

On mande des merveilles d’Allemagne. Ces Allemands se laissent[29] noyer par un petit ruisseau[30], qu’ils n’ont pas l’esprit de détourner. On croit que M. de Luxembourg les battra, et qu’ils ne prendront point Philisbourg : ce n’est pas notre faute s’ils se rendent indignes d’être nos ennemis. Ma très-chère et très-aimable, je suis entièrement à vous : n’en doutez jamais.

Mon fils est dans l’armée de M. de Schomberg : c’est présentement la plus sûre. Que me dites-vous des Grignans qui viennent d’arriver ? J’en embrasse tout autant qu’il y en aura, et salue très-respectueusement Monsieur l’Archevêque[31].




  1. LETTRE 559 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — De Seine manque dans le manuscrit.
  2. Voyez la Notice, p. 21. — Sucy est un joli village à quatre lieues de Paris (entre Boissy-Saint-Léger et Ormesson), où Philippe de Coulanges, aïeul maternel de Mme de Sévigné, fit construire, en 1620, une belle maison qui relevait alors du franc-alleu noble de la Tour. C’est dans cette maison que Coulanges retrouva le vieux lit de famille sur lequel il a fait une chanson. Voyez ci-après la lettre du 16 juillet 1677. (Note de l’édition de 1818.)
  3. Voyez tome II, p. 61, note 2.
  4. M. de Moulceau (dont le nom est souvent écrit Monceaux et Mouceaux), président de la chambre des comptes de Montpellier, avec lequel Mme de Sévigné entretint plus tard une correspondance. Voyez la lettre du 17 avril 1682. (Note de fédition de 1818.)
  5. De toute façon.
  6. Dans l’édition de 1754, Perrin a remplacé le pronom il par le nom propre Villebrune.
  7. Voyez la fin de la note i de la lettre précédente, p. 528.
  8. Voyez p. 411, la note 25, vers la fin.
  9. Miroder est un mot qui se dit à Rennes et aux environs et qui paraît signifier ici « ajuster avec soin, » sens que donne à miroter (par un t) le Glossaire du patois normand de M. du Bois, augmenté par M. Julien Travers, Caen, 1856. — Dans l’édition de Rouen, l’orthographe du mot est miraudée.
  10. Le mot est écrit en entier dans le manuscrit. Les éditions de Perrin et Les impressions antérieures ne donnent que l’initiale F**. — « La Brinvilliers déclara avant son supplice tenir de Sainte-Croix que Foucquet, au moment de son arrestation, avait un grand dessein, et qu’il avait envoyé Glazel (et non Glaser ; dans le manuscrit il y a Glasser), son apothicaire, à Florence, pour y apprendre l’art de préparer des poisons subtils… Ce fait est énoncé dans les interrogatoires insérés au procès-verbal de question d’un ami de Sainte-Croix, Jean Maillart, auditeur des comptes, qui fut condamné par arrêt de la chambre de l’Arsenal, du 20 février 1682, à avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté, comme ayant connu et n’ayant pas révélé un complot dirigé contre la personne du Roi. » (Note de l’édition de 1818.)
  11. C’est le texte de 1734 et de l’édition de Rouen ; dans celle de la Haye, on lit : « pour chagriner ce misérable ; » dans la seconde de Perrin (1754) : «pour achever ce pauvre infortuné. »
  12. Le maréchal de Luxembourg essaya en effet de secourir Philisbourg, mais de faux renseignements et des erreurs de marche l’en empêchèrent. Un échec paraissait inévitable on se retira. Voyez l’Histoire de Louvois par M. Rousset, tome II, p. 158 et 159.
  13. Aire, investi le 21 juillet, capitula le 31. — « Le Roi apprit dimanche 2 de ce mois la réduction d’Aire. Cette place si importante et si bien fortifiée n’a tenu que cinq jours de tranchée ouverte devant l’armée du Roi commandée par le maréchal d’Humières. » (Gazette du 8 août 1676.) — Dans un numéro extraordinaire du 11, la Gazette publie la relation détaillée de la prise d’Aire.
  14. Voyez plus haut, p. 454, note 9. Le maréchal de Schomberg marchait au secours de Maestricht, assiégé par le prince d’Orange, qu’il obligea de lever le siège.
  15. Général des troupes espagnoles. (Note de Perrin.) — La Gazette du 25 juillet annonce que le duc de Villa-Hermosa, gouverneur général des Pays-Bas espagnols, ayant quitté le 12 son camp de Nivelle, était allé s’établir à Genappe, et que dans la nuit du 15 au 16 il avait détaché quatre régiments d’infanterie pour aller au siège de Maestricht.
  16. Perrin, dans sa seconde édition, a ainsi allongé et éclairci la phrase : « comme Villa-Hermosa favorise le siège de Maestricht, etc. »
  17. Les pertes de jeu étaient énormes dans ce siècle. On voit dans une note de Bussy (tome II, p. 315 de sa Correspondance), que Monsieur perdit, dans une campagne, cent mille écus contre Dangeau, Langlée et quelques autres, et qu’il fut obligé, pour acquitter cette somme, de donner l’ordre de vendre sa vaisselle d’or, son balustre d’argent, et une partie de ses pierreries. Son valet de chambre (Mérille) trouva cinquante mille écus dans la bourse de ses amis, et conserva ces objets à son maître. (Note de l’édition de 1818.) Voyez la lettre du 29 juillet suivant, p. 544-547.
  18. Mme de Coulanges.
  19. Voyez tome II, p. 22, note 5.
  20. Sœur de Mme de Nevers et nièce de Mme de Montespan.
  21. On lit dans le manuscrit : « elle a le noir et tout ce qui compose une grande fille. »
  22. C’est le texte des impressions de 1726. On lit le chevalier de** dans les éditions de Perrin ; le chevalier tout court dans le manuscrit. Au lieu de très-malotru, que Perrin a omis, il y a tout maléficié dans l’édition de la Haye (1726).
  23. Mme la duchesse de Rohan Chabot devait emmener à Lorges Mme de Coetquen, sa fille ; mais le départ de celle-ci fut retardé d’un mois (voyez la lettre du 5 août suivant). Mme de Coetquen avait été maîtresse du chevalier de Lorraine il paraîtrait, d’après ce passage, que Monsieur le Duc était alors le rival préféré. (Note de l’édition de 1818.) — L’hôtel de Rohan était à la place Royale.
  24. La peine de mort prononcée contre le comte de Griffenfeld venait d’être commuée en une prison perpétuelle. Voyez plus haut, p. 156, la note 7 de la lettre du 2 octobre 1675, et p. 447, la lettre du 15 mai 1676. Mme de Sévigné se souvient sans doute ici de Foucquet, dont la peine avait été aggravée par une apparente commutation.
  25. On fit alors ce couplet :
    Si Penautier, dans son affaire,
    N’a su trouver que des amis,
    C’est qu’il avoit su se défaire
    De ce qu’il avoit d’ennemis.
    Si pour paroître moins coupable,
    Il fait largesse de son bien,
    C’est qu’il prévoit bien que sa table
    Ne lui coûtera jamais rien.
    (Note de l’édition de 1818.)
  26. Ce paragraphe n’est que dans les éditions.de 1726.
  27. Le mariage de la Garde.
  28. Toussaint de Forbin de Janson, qui de l’évêché de Marseille fut transféré, en 1679, à celui de Beauvais, ne fut cardinal qu’en février 1690, de la promotion que fit Alexandre VIII. (Note de Perrin, 1754.) — Dans sa première édition (1734), Perrin a omis le nom du diocèse, et imprimé simplement : « M. de ***. »
  29. Dans les éditions de Perrin : « Que dites-vous de ces Allemands, qui se laissent, etc. ? »
  30. Sans doute la Lauter, près de laquelle le duc de Lorraine était campé. — La Gazette annonce à diverses reprises que vers la fin de juillet, les Impériaux, au siège de Philisbourg, ont été forcés par des inondations de suspendre leurs attaques et de quitter leurs travaux.
  31. L’archevêque d’Arles.