Lettre *176, 1671 (Sévigné)

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* 176. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À D’HACQUEVILLE.[1]

(Aux Rochers) mercredi 17e juin.

Je vous écris avec un serrement de cœur qui me tue ; je suis incapable d’écrire à d’autres qu’à vous, parce qu’il n’y a que vous qui ayez la bonté d’entrer dans mes extrêmes tendresses. Enfin, voilà le second ordinaire que je ne reçois point de nouvelles de ma fille : je tremble depuis la tête jusqu’aux pieds, je n’ai pas l’usage de raison, je ne dors point, et si je dors, je me réveille avec des sursauts qui sont pires que de ne pas dormir. Je ne puis comprendre ce qui empêche que je n’aie des lettres comme j’ai accoutumé. Dubois me parle de mes lettres qu’il envoie très-fidèlement ; mais il ne m’envoie rien, et ne me donne point de raison de celles de Provence ; mais, mon cher Monsieur, d’où cela vient-il ? Ma fille ne m’écrit-elle plus ? Est-elle malade ? Me prend-on mes lettres ? car, pour les retardements de la poste, cela ne pourroit pas faire un tel désordre. Ah ! mon Dieu, que je suis malheureuse de n’avoir personne avec qui pleurer ! J’aurois cette consolation avec vous, et toute votre sagesse ne m’empêcheroit pas de vous faire voir toute ma folie. Mais n’ai-je pas raison d’être en peine ? Soulagez donc mon inquiétude, et courez dans les lieux où ma fille écrit, afin que je sache au moins comme elle se porte. Je m’accommoderai mieux de voir qu’elle écrit à d’autres, que de l’inquiétude où je suis de sa santé. Enfin, je n’ai pas reçu de ses lettres depuis le 5e de ce mois, elles étoient du 23 et 26e mai ; voilà donc douze jours et deux ordinaires de poste. Mon cher Monsieur, faites-moi promptement réponse ; l’état où je suis vous feroit pitié. Écrivez un peu mieux ; j’ai peine à lire vos lettres, et j’en meurs d’envie. Je ne réponds point à toutes vos nouvelles, je suis incapable de tout. Mon fils est revenu de Rennes ; il y a dépensé quatre cents francs en trois jours : la pluie est continuelle[2]. Mais tous ces chagrins seroient légers, si j’avois des lettres de Provence. Ayez pitié de moi ; courez à la poste, apprenez ce qui m’empêche d’en avoir comme à l’ordinaire. Je n’écris à personne et je serois honteuse de vous faire voir tant de foiblesses, si je ne connoissois vos extrêmes bontés.

Le gros abbé[3] se plaint de moi ; il dit qu’il n’a reçu qu’une de mes lettres. Je lui ai écrit deux fois ; dites-lui, et que je l’aime toujours.


  1. Lettre 176. — 1. Cette lettre a été revue sur l’autographe
  2. Comparez la lettre suivante, p. 250, et la fin de la lettre 169, p. 223.
  3. Voyez la note 11 de la lettre 164.