Lettre *356, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 311-313).
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1673

* 356. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Sur ce que la plupart de mes bons amis et moi avions jugé que Mme Scarron (depuis Mme de Maintenon) me nuisoit à la cour par l’amitié qu’elle avoit pour les la Rochefoucaulds, j’écrivis cette lettre à Mme de Sévigné, afin de la lui montrer, et de l’obliger de me raccommoder avec eux, ou du moins à être neutre[1], et je la datai de Bussy, quoique je fusse encore à Paris.

À Bussy[2], ce 13e décembre 1673.

Vous pouvez vous souvenir, Madame, de la conversation que nous eûmes le jour que je vous dis adieu. Elle fut presque toute sur les gens qui pouvoient traverser mon retour ; et quoique je pense que nous les ayons tous nommés, je ne crois pas que nous ayons parlé des voies dont ils se servent pour me nuire. Cependant j’en ai découvert quelques-unes depuis que je ne vous ai vue, et l’on m’a assuré entre autres que Mme Scarron en étoit une. Je ne l’ai pas cru ; car bien que je sache qu’elle est aimée de gens qui ne m’aiment pas, je sais qu’elle est encore plus amie de la raison ; et il ne m’en paroît pas à persécuter, par complaisance seulement, un homme de qualité qui n’est pas sans mérite, accablé de disgrâces. Je sais bien que les gens d’honneur entrent et doivent entrer dans les sentiments de leurs amis ; mais quand ces sentiments sont trop aigres ou poussés trop loin, il est, ce me semble, de la prudence de ceux qui agissent de sang-froid, de modérer la passion de leurs amis, et de leur faire entendre raison. La politique conseille ce que je vous dis, Madame, et l’expérience apprend à ne pas croire que les choses soient toujours en même état. On l’a vu en moi ; car enfin ma liberté surprit tout le monde. Le Roi a commencé à me faire de petites grâces sur mon retour, dans le temps que personne ne les attendoit ; et sa bonté et ma patience me feront tôt ou tard retourner absolument. Il n’en faut pas douter, Madame : les disgrâces ont leurs bornes comme les prospérités. Ne trouvez-vous donc pas qu’il est de la politique de ne pas outrer les haines, et de ne pas désespérer les gens ? Mais quand on se flatteroit assez pour croire que je ne retournerois jamais (chose à quoi je vous répète encore qu’il y a peu d’apparence, me portant mieux que tous mes ennemis), où est l’humanité ? où est le christianisme ? Je connois assez les courtisans, Madame, pour savoir que ces sentiments sont bien foibles en eux, et moi-même, avant mes malheurs, je ne les avois guère. Mais je sais la générosité de Mme Scarron, son honnêteté et sa vertu ; et je suis persuadé que la corruption de la cour ne la gâtera jamais. Si je ne croyois ceci, Madame, je ne vous le dirois pas, car je ne suis point flatteur ; et même je ne vous supplierois pas, comme je fais, de lui parler sur ce sujet : c’est l’estime que j’ai pour elle qui m’a fait souhaiter de lui être obligé, et croire qu’elle n’y aura point de répugnance. Si elle craint l’amitié des malheureux, elle ne fera rien pour avoir la mienne ; mais si l’amitié de l’homme du monde le plus reconnoissant, et à qui il ne manquoit que de la mauvaise fortune pour avoir assez de vertu, lui est considérable, elle voudra bien me faire plaisir.


  1. Lettre 356. — 1. Tel est le texte dans notre copie complète de Bussy : il y a de, puis à, après le verbe obliger. — Dans le manuscrit de l’Institut, l’introduction est plus longue et contient de curieux détails : « … Je priai ma cousine de Sévigné d’employer sa bonne amie Mme de la Fayette auprès de ce duc (de la Rochefoucauld) pour le faire consentir que nous nous vissions. Mme de Sévigné s’en chargea, et quatre ou cinq jours après elle me dit que le duc de la Rochefoucauld avoit répondu à son amie que puisqu’avant que nous fussions brouillés, nous ne nous voyions pas les uns chez les autres, et que nous nous contentions de vivre honnêtement ensemble quand nous nous rencontrions, une plus grande liaison n’étoit pas nécessaire ; que pour lui, il seroit très-aise de me rencontrer souvent, et qu’il se cloueroit volontiers où je serois (ce furent ses propres termes). Cette réponse me fit juger que j’aurois toujours à craindre ce côté-là, et que je ne devois espérer de soutien que de la bonté du Roi. Trois jours après, ayant appris que Mme Scarron servoit sur mon sujet la haine des la Rochefoucaulds, j’écrivis cette lettre à Mme de Sévigné. »
  2. 2. La lettre est datée de Paris dans le manuscrit de l’Institut, et par suite de ce changement Bussy a remplacé par l’autre jour la fin de la première phrase : « le jour que je vous dis adieu. » — À la neuvième ligne, après : « Je ne l’ai pas cru, » il a ajouté : « au point de n’en pas douter un peu ; » à la’ligne 10, il y a : amie de personnes au lieu de aimée de gens ; à la ligne 15, ressentiments au lieu de sentiments ; à la ligne 22, le sens est changé par l’addition d’un membre de phrase : « car enfin, quand je sortis de la Bastille, ma liberté ; » trois lignes plus bas, par une conséquence de cette addition, au lieu des mots : « retourner absolument, » on lit : « recevoir de plus grandes faveurs ; » et à la ligne 30, au lieu de « je ne retournerois jamais (jusqu’à : tous mes ennemis), » Bussy a écrit : « le Roi ne se radouciroit jamais pour moi. » Nous omettons quelques autres différences insignifiantes.