Lettre à M. Lerminier sur son Examen du Livre du Peuple (Lévy 1867)

La bibliothèque libre.
Jean ZyskaMichel Lévy frères (p. 323-340).
◄  GABRIEL
WERTHER  ►


LETTRE À M. LERMINIER


sur son examen critique


DU LIVRE DU PEUPLE.




Monsieur,

Lorsqu’en novembre 1836, M. Sainte-Beuve publia, dans la Revue des Deux Mondes, la critique du livre de M. de La Mennais, intitulé Affaires de Rome, nous fûmes tenté de répondre. Des raisons d’amitié ne nous eussent point empêché de le faire ; car, si la discussion peut et doit être courtoise et sincère, c’est entre gens qui s’aiment ou qui s’estiment. Mais la plume nous tomba des mains quand nous réfléchîmes au peu d’importance que le spirituel écrivain semblait attacher lui-même à son jugement. Le point de vue sceptique et le ton railleur de l’article en dérobaient volontairement le fond à toute discussion sérieuse. C’eût été une entreprise pédantesque que de vouloir combattre les fines plaisanteries et les charmantes frivolités de ce morceau purement biographique et littéraire.

Si aujourd’hui nous n’acceptons pas sans examen le jugement publié par vous, Monsieur, dans la Revue des Deux Mondes, sur le nouveau livre de M. de La Mennais, c’est que nous y voyons ce livre attaqué au nom de doctrines philosophiques et politiques dont l’importance nous paraît devoir être débattue. Ce n’est pas le livre que nous venons défendre, mais ses principes, qui sont en bien des points les nôtres. Il peut convenir à votre position littéraire et philosophique de combattre les écrits de M. de La Mennais ; il ne convient point à la nôtre de nous constituer l’avocat d’un si grand client. Mais, dans la condamnation réfléchie de M. de la Mennais par un homme de votre mérite, il y a, pour nous servir de vos propres expressions, un fait social dont il faut avoir raison par un examen attentif.

Vous dites que le Livre du Peuple est à la fois « un livre de colère et de mansuétude, de sédition et d’ascétisme, matérialiste et mystique, se détruisant lui-même, sans unité, sans effet possible, sans danger ; appelant, dans sa première partie, le peuple à la domination, et par conséquent aux armes, et le ramenant, dans la seconde, à la résignation et à l’humilité, par conséquent à l’abnégation. » Vous l’accusez de ne pas comprendre la théorie de l’intelligence et des lois de la raison, de mettre la souveraineté du peuple dans la collection des souverainetés individuelles, et de se trouver ainsi d’accord avec les conséquences extrêmes, non pas de la démocratie, mais de la démagogie ; de ne pas voir dans le droit autre chose que la liberté, de détourner et d’employer la parole chrétienne au profit de la souveraineté et de la félicité du peuple, d’avoir méconnu les réalités de l’histoire et de n’en tenir aucun compte ; de prêter à l’avenir, par suite de cette intelligence du passé, les traits les plus incertains. Vous concluez particulièrement à l’obligation, pour M. de La Mennais, de formuler en système, sous peine d’être illogique, le nouvel ordre de choses qu’il veut substituer à l’ancien, et généralement au triomphe fatal et à la prédominance nécessaire de la bourgeoisie dans notre siècle. C’est cette dernière conclusion, nous le croyons, qui est le corollaire de votre discussion, et qui doit devenir la base de la nôtre.

Prenant d’abord la question à son point de vue philosophique, nous vous demanderons comment, reconnaissant, ainsi que vous le faites, en principe la souveraineté du peuple, identifiée avec la souveraineté de l’esprit humain, et définissant le peuple le genre humain, ou plus particulièrement tous les membres quelconques d’une société, vous placez cette souveraineté du peuple ailleurs que dans la collection des souverainetés individuelles ? De deux choses l’une : ou vous reconnaissez que tous les hommes, et par conséquent tous les membres quelconques d’une société représentent plus ou moins la puissance de l’esprit humain, et alors vous êtes obligé de leur accorder à tous une part plus ou moins grande dans la direction de la société qu’ils composent, et par conséquent vous ne pouvez mettre la souveraineté du peuple ailleurs que dans la collection des souverainetés individuelles ; ou bien, si vous voulez refuser à certains une part quelconque dans la direction de la société dont ils sont membres, vous êtes obligé de leur dénier aussi une part quelconque dans la représentation de l’esprit humain, et alors vous les reléguez au rang des brutes. De là votre système mène droit à l’esclavage ; car l’homme social ne peut exister qu’à la condition d’avoir de doubles rapports, les uns vis-à-vis de lui-même, les autres vis-à-vis de la société. Il vit à la fois d’une vie particulière comme individu, et d’une vie générale comme citoyen, sans qu’il soit possible de séparer la première de la seconde. Donc, si certains membres de la société sont indignes d’exercer l’une, ils sont nécessairement incapables de gouverner l’autre, et vous devez dès lors mettre l’individu en tutelle comme le citoyen. Et cette tutelle absolue, cette confiscation du libre arbitre en toutes choses, qu’est-ce, sinon l’esclavage ?

Ce n’est pas là que vous voulez venir, nous le savons, et vous n’oseriez pas tirer vous-même de telles conclusions de vos prémisses. Mais elles n’en sont pas moins rigoureuses, et n’en condamnent pas moins certainement les adversaires de la souveraineté du peuple, résultat des souverainetés individuelles. Pourtant nous voulons accorder que vous ayez raison en ce point, et que le peuple, en nous servant avec vous d’une autre définition que votre pensée ultérieure nous force de supposer complètement différente de la première, a droit de vivre et de se développer, mais non de gouverner la société. Puisque le peuple n’est plus toute la société, il n’en est donc plus qu’une partie. Si cette partie de la société n’a pas le droit d’intervenir dans le gouvernement, elle ne pourra donc vivre et se développer que suivant le bon plaisir de l’autre partie, de la société qui occupera le gouvernement. Cette autre partie, c’est, dans votre système, la bourgeoisie. Donc, s’il plaisait à cette bourgeoisie nécessaire, indestructible et toute puissante, comme vous l’appelez, d’empêcher le peuple de vivre et de se développer, il faudrait que le peuple cessât de se développer et de vivre. La bourgeoisie souveraine, en tant que représentant la souveraineté de l’esprit humain, peut tout faire sans que le peuple, qui ne représente que lui-même, c’est-à-dire rien, puisse se révolter contre cette infaillibilité nouvelle que vous bâtissez sur les ruines de l’infaillibilité catholique. Ou bien s’il ne veut se laisser ni abrutir, ni dépouiller, ni égorger, s’il se révolte contre cette bourgeoisie oppressive, il commet un crime de lèse-majesté contre la souveraineté de l’esprit humain.

Qu’on ne dise pas que nous mettons les choses au pire, et que la bourgeoisie, autant par intérêt que par justice, rendra peu à peu, par l’éducation, le peuple digne de participer au gouvernement, et qu’en attendant l’heure où elle jugera bon, dans sa sagesse, de partager avec lui la gestion des affaires, elle le traitera de son mieux.

Nous répondrions, 1° que tout principe dont les conséquences tirées à l’extrême, conduisent à l’absurde, est faux ; 2° que votre palliatif ne fait que reculer la difficulté au lieu de la résoudre, et se trouve toujours inutile, qu’il s’agisse dans un avenir prochain ou éloigné ; car ou la bourgeoisie mettra le peuple à même de s’instruire sérieusement, en lui rendant le pain moins difficile en même temps que l’éducation plus accessible, et alors moins de dix années suffiront pour répandre partout les lumières dont vous parlez ; ou bien elle ne fera que lui montrer la possibilité d’une instruction dont les exigences de son travail journalier l’empêcheront de profiter, et alors vous rendez indéfinie la durée de cette horrible inégalité ; 3° que la bourgeoisie, composée d’hommes égoïstes, comme tous le sont, la bourgeoisie qui n’est autre chose qu’une minorité toute puissante, par conséquent qu’une aristocratie, dont le seul avantage sur l’autre est son élasticité, profitera largement du monopole social qu’elle a entre les mains, et ne renoncera jamais, sans y être forcée, aux moyens qu’elle possède de jouir plus que le peuple en travaillant moins.

Ceci nous mène au point de vue historique de la question. Nous voyons tout d’abord dans l’histoire que jamais une classe inférieure de la société n’a été appelée volontairement par les classes supérieures au partage du pouvoir ; que jamais les vaincus n’ont obtenu, du libre consentement des vainqueurs, les moyens de s’égaler à eux. Je ne sache pas que cette révolution communale du xiie siècle, et cette révolution générale du xviiie, que vous dites avoir constitué, l’une la bourgeoisie, l’autre le peuple, aient été accomplies spontanément par la royauté et l’aristocratie, dans le seul intérêt de la justice et dans le seul but de reconnaître à propos la souveraineté de l’esprit humain. Je vois au contraire que ce n’est qu’à leur corps défendant qu’ils ont laissé creuser, par leurs inférieurs politiques, ces abîmes où sont allés s’engloutir leurs priviléges et leur domination ; et de là je conclus plus fortement que la bourgeoisie, maîtresse à son tour du gouvernement tout entier, n’en cédera au peuple que ce que celui-ci lui en pourra arracher. Le pouvoir politique est comme une ville forte, fermée de toutes parts, où l’on n’entre jamais que d’assaut.

Maintenant, revenant un peu sur nos pas, nous vous ferons remarquer la différence que nous croyons apercevoir entre les résultats des deux révolutions que vous avez rappelées. Nous reconnaissons bien avec vous que la révolution communale du xiie siècle a constitué la bourgeoisie, non pas complétement, il est vrai, puisque la bourgeoisie restait encore inférieure à la royauté, à la noblesse et au clergé, mais du moins solidement, sous le rapport civil et sous le rapport politique, puisqu’elle fit à la fois garantir droits individuels et reconnaître ses droits gouvernementaux en une certaine mesure. C’est sur la révolution générale du xviiie siècle que nous tombons en désaccord. La convention avait, il est vrai, constitué le peuple à la fois sous le rapport civil et sous le rapport politique, et lui avait fait sa juste part dans la vie générale. Mais de cela qu’est-il resté ? Une charte qui déclare que tous les Français sont égaux devant la loi, et qui ne reconnaît comme ayant droit à une influence et à une participation quelconque dans le gouvernement, que deux cent mille citoyens, sur les trente-quatre millions qui composent la société français. D’où il suit qu’en résultat la révolution du xviiie siècle n’a été, politiquement parlant, que le développement et le complément de celle du xiie, puisqu’elle a mis tout entier entre les mains de la bourgeoisie le gouvernement dont celle-ci avait déjà conquis une partie, et qu’elle n’a constitué le peuple que sous le rapport civil et non sous le rapport politique.

Ensuite est-il vrai que la puissance ait toujours été le prix de l’intelligence et du travail ? Les longues files de rois imbéciles et paresseux qui se succèdent dans toutes les monarchies absolues, la domination des conquérants sur les peuples conquis, l’énorme prépondérance de toutes les inutiles et ignorantes aristocraties qui se dressent encore de toutes parts au-dessus des populations laborieuses, ne relèguent-elles pas votre assertion au rang des paradoxes ?

Nous arrivons à cette heure au côté pratique de la question.

« M. de La Mennais, entraîné par de nobles passions, veut-il, du sein de l’extrême misère, pousser le peuple à l’extrême grandeur ? Veut-il lui faire exclusivement gouverner la société ? Nie-t-il la souveraineté de l’intelligence et la nécessité de son intervention dans la fondation du droit social ? »

D’abord, pour nous entendre sur le fond, il est bon de nous entendre sur les mots.

Vous reconnaissez, je pense, avec-nous, qu’aujourd’hui il n’existe plus réellement que deux classes dans la société française, la bourgeoisie et le peuple.

Or, qu’est-ce que la bourgeoisie et le peuple ?

Pour l’un, formulant la définition qui ressort du livre de M. de La Mennais, nous dirons : Le peuple est tout ce qui ne possède que par son travail et relativement à son travail, — et, pour l’autre, déduisant la seconde définition de la première : — La bourgeoisie est tout ce qui possède sans travail ou au delà de son travail.

Pour faire passer le peuple de l’extrême misère à l’extrême grandeur, il faudrait créer en sa faveur une prédominance complète sur la bourgeoisie, et l’on ne pourrait livrer exclusivement le gouvernement au peuple sans le constituer par cela même en aristocratie. Or, je demande si l’on peut imaginer une aristocratie démocratique. En admettant même comme possible la réalisation de ce non-sens, il faudrait, pour y arriver, déplacer complétement les bases de la société ; et le Livre du Peuple recommande expressément de n’attenter en rien à la propriété.

M. de La Mennais ne demande donc point pour le peuple la supériorité politique, mais l’égalité. Il ne veut pas que le peuple opprime la bourgeoisie, mais l’absorbe ; qu’il confisque à son profit le gouvernement, mais qu’il y participe.

Et comment y participer ? En masse et immédiatement ? Mais cela est impossible. Si vous mettez le pouvoir aux mains du peuple, tout ce concours de volontés divergentes, de pensées incohérentes, de projets insensés, produira le désordre, l’anarchie, etc., etc.

En vérité, c’est prêter au génie un raisonnement indigne de la plus lourde médiocrité, que de lui supposer des combinaisons qui amèneraient de pareils résultats. Ce que veut M. de La Mennais, ce que veulent tous les démocrates tant soit peu intelligents, c’est l’intervention médiate du peuple dans le gouvernement. Où est l’homme assez fou pour dire que la misère et l’ignorance sont des titres à la puissance, et que le pauvre ouvrier qui ne connaît que le maniement de son outil, soit plus propre à gouverner la société que l’homme nourri dans toutes les spéculations de la philosophie et de la politique ? Qui songe à demander que chacun ait maintenant un droit égal et une part égale à la gestion des affaires ? On ne réclame qu’une chose, c’est la possibilité pour chacun de faire entendre ses désirs et ses besoins, de mettre sa boule dans l’urne sociale, d’agir, en un mot, médiatement, mais infailliblement, sur le mouvement général de la grande machine dont il fait partie.

Et, loin de méconnaître la souveraineté de l’intelligence et la nécessité de son intervention, cette doctrine la confesse et la confirme irrécusablement. Quand l’intelligence aura-t-elle de plus belles chances que le jour où la recherche, l’organisation et le développement des systèmes gouvernementaux seront confiés à des agents choisis par l’universalité des citoyens ? Qui sera appelé, si ce n’est le plus capable ? Sur une telle masse de votants, ce ne seront plus, comme aujourd’hui, des raisons d’intérêt personnel qui pourront déterminer les élections. Le peuple, trop peu intelligent pour gouverner lui-même, le sera bien assez pour reconnaître ceux qui seront les plus aptes à le faire pour lui ; alors la raison seule pourra présider à des déterminations qui devront satisfaire tous les intérêts à la fois ; la justice deviendra nécessairement la seule règle d’une politique forcée de complaire à tous, parce qu’elle sera dépendante de tous, et la législation ne sera plus autre chose que la manifestation de l’esprit humain, représenté dans son ensemble par la coopération médiate ou immédiate de toutes ses parties.

L’exposition de cette théorie, en répondant à l’accusation que vous portez contre M. de La Mennais, d’avoir méconnu la souveraineté de l’intelligence, fait assez voir en même temps la manière dont il entend le droit. Loin de dire que le droit ne soit pas autre chose que la liberté, il a enseigné que le droit n’était rien sans le devoir, et ne pouvant se concevoir qu’indissolublement lié au devoir. La liberté complète pour l’individu serait le droit de tout faire, et l’on ne reconnaît, certes, pas à l’individu le droit de tout faire, quand on lui montre des devoirs à remplir. Or, voici ce que nous voyons avec M. de La Mennais dans le droit et le devoir individuels. Le droit de l’individu est de réclamer de tous l’exécution du devoir envers lui-même, et son devoir est de respecter le droit de tous.

Il ne nous reste plus maintenant à examiner que l’appréciation historique et philosophique du christianisme de M. de La Mennais.

M. de La Mennais n’a pas, ce nous semble, méconnu et dédaigné les réalités de l’histoire, et n’a pas cru au règne absolu du mal dans le présent comme dans le passé, quand il a dit (page 154) : « Voyez ce que doit l’humanité au christianisme : la progressive abolition de l’esclavage et du servage, le développement de sens moral et l’influence de ce développement sur les mœurs et les lois, de plus en plus empreintes d’un esprit de douceur et d’équité inconnu auparavant ; les merveilleuses conquêtes de l’homme sur la nature, fruit de la science et des applications de la science ; l’accroissement du bien-être public et individuel ; en un mot, l’ensemble des biens qui élèvent notre civilisation si fort au-dessus de la civilisation antique, et de celle des peuples que l’Évangile n’a point encore éclairés. » Nous ne nions pas que M. de La Mennais ne fasse dans l’histoire une part trop belle au christianisme, en lui attribuant exclusivement tous ces grands résultats ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il ne voit dans notre organisation sociale qu’un mal relatif qui y existe en effet. Et d’ailleurs, il est bien évident que l’homme qui croirait au règne absolu du mal n’annoncerait pas l’amélioration et le perfectionnement de toutes choses dans l’avenir, et ne prêcherait pas à l’humanité la doctrine du progrès indéfini. Quant à l’acception que M. de La Mennais a donnée à la parole chrétienne, peut-être n’est-elle pas aussi détournée qu’elle le paraît au premier abord. Jésus n’a pas dit explicitement, il est vrai, que l’humanité devait arriver au bonheur sur cette terre, mais il l’a dit implicitement lorsqu’il a enseigné à tous les hommes en général et à chacun en particulier la nécessité du devoir. De ce que chacun accomplit absolument envers autrui, non-seulement le devoir, mais encore la charité, il s’ensuit nécessairement que chacun, dans le milieu qu’il occupe, se trouve environné de justice et d’amour, et voit son droit se développer en toute liberté. En ordonnant de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qui vous fût fait à vous-même, le Christ a recommandé, par un enchaînement indestructible de conséquences, de faire aux autres ce qu’on voudrait qui vous fût fait à vous-même. Et n’est-ce pas là, en deux mots, le résumé de la situation la plus heureuse que l’homme puisse trouver ici-bas ?

Nous savons que la morale actuelle du christianisme condamne presque toutes les choses qui peuvent servir au bonheur matériel de l’homme. Mais M. de La Mennais, vous le proclamez vous-même, a déjà anathématisé les deux grandes formules actuelles du christianisme, qui sont le catholicisme et le protestantisme, et il ne prend plus pour code que le texte même de la loi promulguée par le maître, laissant de côté les commentaires et les développements de ceux qui seront posés comme des continuateurs immédiats.

C’est même là-dessus que vous vous basez pour lui demander la formule philosophique de ce que vous appelez son néo-christianisme, et l’application politique qu’il en doit tirer. À cela il n’y a qu’une chose à répondre, c’est que M. de La Mennais ne se donne ni pour un prophète, ni pour un révélateur, qu’il enseigne ce qu’il croit et ce que beaucoup avec lui croient juste, bon et nécessaire ; qu’il attaque du présent tout ce qui lui en semble mauvais, sans être obligé de dire précisément ce qu’il faut mettre à la place ; qu’il appelle de tous ses vœux l’avenir, sans savoir exactement ce qu’il sera, parce que, plein de confiance en Dieu et d’espérance dans les destinées de l’humanité, il pense que le mal engendre souvent le bien, jamais le pire, et que le bien amène le mieux sans pouvoir ramener le mal, et qu’enfin il lui est permis d’ignorer la solution mathématique d’un problème que quarante siècles et notre génération toute entière n’ont pas encore su résoudre.

De tout ce que nous avons dit, il nous semble résulter que la bourgeoisie n’est pas un fait nécessaire et invincible, que le peuple est le seul et réel souverain ; que M. de La Mennais, en lui parlant à la fois de droit et de devoir, ne lui enseigne ni la sédition, ni l’abnégation, mais bien l’énergie et la modération, et qu’il est fondé, sur les malheurs du présent, à demander mille changements à l’avenir, sans être obligé de prédire la forme particulière d’aucun.

Vous terminez en conseillant à M. de La Mennais de faire de nouvelles tentatives pour concilier la science et la foi. M. de La Mennais n’est-il donc, à vos yeux, qu’un homme de foi et de sentiment ? Parmi les esprits véritablement élevés, en existe-t-il qui soient tout à la foi ou tout à la science ? La foi et la science ne sont-elles pas le complément l’une de l’autre, nécessairement et indissolublement, liées l’une à l’autre ? Qu’est-ce que la science, si ce n’est la recherche des certitudes ? Qu’est-ce que la foi, si ce n’est, selon son intensité, l’aspiration vers une certitude ou le repos sur une certitude ? La foi n’est-elle pas le but fatal de la science, et la science le chemin fatal de la foi ? La science fait-elle autre chose que trouver l’analyse des certitudes dont la foi entrevoit la synthèse ?

Vous l’entendez certainement ainsi vous-même, et, comme nous, vous appelez, non pas foi, mais crédulité, l’attachement des intelligences étroites aux erreurs du passé ; vous ne taxez certainement pas de faiblesse et d’infirmité l’intelligence éminemment courageuse et progressive de M. de La Mennais. D’où vient donc que cette foi si vaste, si tolérante, si généreuse, et qui s’éclaire de plus en plus en politique d’un esprit de vérité si éclatante, semble vous laisser des inquiétudes sur l’emploi du beau génie qui l’accompagne ? Vous paraissez le reléguer très-loin encore du mouvement de la science et le regarder comme fourvoyé dans la question puérile de savoir si le peuple a doit à la souveraineté, ou dans le sentimentalisme d’une religion dont il ne prêche cependant que l’essence sublime, la fraternité et la charité. Vous lui reprochez de ne point formuler son système ; vous voulez qu’il jette les fondements d’une école et d’une doctrine, et cependant vous dites, dix lignes plus loin, après avoir demandé s’il y avait une place dans l’avenir pour un néo-christianisme : Les faits de l’avenir peuvent seuls répondre. Il serait puéril de vouloir prophétiser en détail les formes et les accidents par lesquels doit passer l’humanité. Encore une fois, M. de La Mennais ne pourrait-il pas vous répondre qu’il n’est pas obligé de vous dire de point en point ce qu’il faut substituer au présent, mais que ses larges théories reposent sur les véritables instincts, sur les éternels besoins, sur les imprescriptibles droits de l’humanité ?

N’étant pas d’accord avec lui sur ces besoins et sur ces droits, vous ne vous apercevez pas que vous le feriez rétrograder et que vous circonscririez étrangement son rôle, s’il se rendait à vos conseils et s’il accomplissait cette parole de vous, monsieur, rappelée par M. Sainte-Beuve dans son article de novembre 1836 : « Il a le goût du schisme, qu’il en ait donc le courage ! » Cette parole est belle, mais elle ne nous paraît point applicable à M. de la Mennais. Il nous est impossible de ne voir dans M. de La Mennais qu’un schismatique, et de croire qu’il n’a pas d’autre destinée à remplir que celle de former une secte religieuse. Aujourd’hui ce serait une occupation bien stérile, et, quoi qu’on en dise, M. de La Mennais en eût-il le goût, il connaît trop bien, je pense, les choses et les hommes, pour borner ses vues à l’érection d’une petite église dans le goût de M. Chatel. Ce ne sont point des questions de dogme ni de discipline qui ont amené la rupture de M. de La Mennais avec Rome. Ce sont des questions toutes morales, toutes sociales, toutes politiques, par conséquent bien autrement vastes et sérieuses. M. de La Menais est donc bien autre chose qu’un schismatique ; c’est un grand moraliste politique, un philosophe religieux, car c’est au moment même où vous lui refusez l’intelligence de la philosophie que, par un puissant effort philosophique, il se détache du vieux monde catholique, pour entrer à pleines voiles, avec les générations nouvelles, dans le mouvement révolutionnaire. Ce n’est point non plus un utopiste, comme il vous plaît d’appeler Bentham, Saint-Simon et Fourier, puisque vous lui reprochez précisément de n’avoir pas donné la formule du nouvel état social qu’il appelle de ses vœux. C’est vous qui le conviez à l’utopie, et toute accusation à cet égard n’a d’existence que dans le désir qu’on a peut-être de la lui voir justifier.

Nous n’admettons donc pas que M. de La Mennais soit seulement un homme de foi, nous n’admettons pas davantage que ce soit seulement un homme de sentiment. Dans le développement de ses doctrines sociales, il apporte autre chose que de la colère et de la charité. Le sentiment n’y marche jamais sans la pensée, et nous croyons définir le mieux possible cet esprit logique et chaleureux, en disant que sa principale qualité est une raison passionnée. C’était bien là la qualité nécessaire à son rôle d’apôtre populaire, à la tâche qu’il a entreprise de ranimer dans les masses le sentiment de ces vérités que certains hommes ont intérêt à voiler, mais qui doivent toujours guider l’humanité dans sa marche vers l’avenir. Ces vérités ne sont pas neuves, nous le savons. Elles n’ont été apportées dans le monde ni par Jésus-Christ, ni par ses disciples. Elles ont été écrites dans le cœur du premier homme que Dieu a jeté sur la terre. M. de La Mennais se contente d’en reprendre la prédication, et nous ne voyons pas que ce soit une thèse si malheureuse pour ce que vous appelez son début philosophique. Avant de bâtir la cité, il faut en poser les bases ; et quand ces bases sont contestées, chercher à reconquérir le sol que l’iniquité a envahi ne nous semble pas une tâche si puérile, une utopie si facile à ridiculiser.

Tout ce que nous pouvons accorder, c’est que les grandes qualités d’analyse et de discussion qui sont dans M. de La Mennais, s’étant exercées long-temps sur des sujets dont l’importance s’efface déjà pour lui comme pour nous, à l’horizon du passé, son christianisme, sans avoir l’extension quiétiste que vous lui donnez, n’a pas toute l’extension panthéistique que nous lui donnerions, si nous étions appelés à la libre interprétation de son évangile démocratique. Mais quelque réticence religieuse, ou quelque hardiesse philosophique que nous garde, ainsi qu’un sanctuaire mystérieux et vénérable, l’avenir de M. de La Mennais, nous ne voyons rien d’assez absolu, rien d’assez formulé dans son christianisme, pour que les répugnances consciencieuses et les antipathies légitimes aient lieu de s’en effrayer : Nous ne sommes pas de ceux qui regrettent le passé catholique de l’auteur de l’Indifférence, nous ne sommes même pas de ceux qui acceptent son présent sans restriction ; mais nous respectons le passé parce que le présent en est sorti, et nous admirons le présent et pour lui-même et pour l’avenir qu’il nous présage. Ce passé est une voie droite et pure qui va s’élargissant et s’élevant toujours jusqu’à des hauteurs sublimes. Ce présent est une halte féconde sur un des sommets de la montagne. Tandis qu’il y sème le grain, déjà son œil d’aigle embrasse de nouveaux horizons. Où s’arrêtera-t-il ? disent ceux de ses adversaires qui voudraient le voir reculer. Qu’il marche encore, qu’il marche toujours ! disent ceux qui le comprennent ; car sa vie, comme celle des génies puissants, comme celle des générations avancées, c’est le mouvement et le progrès. Un jour viendra-t-il où l’immensité de l’horizon sera saisie par lui ? Ce que nous savons, c’est que, de quelque cime qu’il le cherche, il en mesurera la profondeur et l’étendue sans illusion et sans vertige ; et s’il faut, pour atteindre à la terre promise, descendre dans les abîmes, il ira le premier à la découverte sans se laisser étourdir par la vaine clameur du monde. Il se risquera sur ces pentes escarpées et sur ces sentiers inconnus. C’est qu’il s’agit d’une croisade plus glorieuse pour notre siècle et plus mémorable aux yeux des générations futures que celles qui enflammèrent le zèle des Pierre l’Ermite et des saint Bernard. Ce n’est plus le tombeau, c’est l’héritage du Christ que le prêtre breton veut reconquérir ; ce n’est plus l’islamisme qu’il faut combattre, ce sont toutes les impiétés sociales ; ce ne sont plus quelques prisonniers chrétiens qu’il s’agit de racheter, c’est la presque totalité du genre humain qu’il faut arracher à l’esclavage.

Il nous reste à vous demander ce que c’est que la philosophie moderne qui fournit à votre article une conclusion si rassurante et des promesses si splendides. Il existe donc maintenant une philosophie définie, formulée, complète, irrécusable ? La religion de l’avenir est donc établie ? La sagesse des nations est donc promulguée ? Les gouvernements et les peuples existent donc désormais en vertu d’une haute raison et d’une souveraine intelligence qui établissent entre eux des rapports agréables ? Nous ne l’avions pas encore ouï dire, et nous sommes bien heureux de l’apprendre, nous qui, au sein de nos espérances et de nos découragements, tour à tour pleins de joie et de douleur, avions pensé que, malgré les progrès de l’esprit humain, les découvertes de la science, la chute de l’ancienne aristocratie et les triomphes importants de l’industrie, il restait encore bien des abîmes à combler auxquels personne ne daignait prendre garde, bien des turpitudes à faire cesser auxquelles on prêtait l’appui d’une tolérance intéressée ou insouciante, bien des misères à secourir auxquelles il était (disait-on) inutile, frivole ou dangereux de songer. Vous nous assurez que la philosophie moderne a pourvu à tout, qu’elle est satisfaite de ce qui se passe, qu’elle n’est nullement atteinte de cette vaine sensibilité qui nous intéresse aux souffrances d’autrui, qu’elle attend avec une noble patience le résultat du progrès, dont elle ne nous paraît guère s’occuper et dont elle ne veut pas qu’on s’occupe à sa place, qu’elle n’a plus à démontrer aujourd’hui quelques idées premières désormais hors de toute discussion, telles que l’égalité des hommes entre eux, l’immortelle spiritualité de l’âme, etc. ; et qu’il suffit que ces idées soient démontrées sans qu’il soit nécessaire de leur donner une application sociale ; qu’il n’est besoin de se tourmenter d’aucune chose, pourvu qu’on sache bien l’histoire ; que la philosophie va, d’ici à fort peu de temps, trouver à toutes les questions qui nous divisent des solutions impartiales et vraies ; qu’en attendant, le peuple doit se tenir tranquille et satisfait, parce que la philosophie lui donne tous les gages désirables de prudence et d’habileté. En un mot, vous nous dites que la philosophie est très contente d’elle-même et ne se soucie pas de nous, qui ne sommes pas assez philosophes pour ne nous soucier de rien. Nous désirons donc maintenant savoir quelle est cette philosophie moderne dont nous ne soupçonnions pas l’existence, et aux bienfaits de laquelle nous serions jaloux de participer.

Du reste, Monsieur, la bonne foi et l’enthousiasme avec lesquels un homme aussi sérieux que vous émet de telles espérances, nous font bien voir que nous ne sommes pas seuls à mériter l’accusation d’utopie.

Pardonnez-nous, Monsieur, cette simple remarque, et recevez l’assurance de notre haute considération.


GEORGE SAND.