Lettre à Nicolas II

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercure de France (p. 293-305).


LETTRE À NICOLAS II


Cher frère,

Cette appellation me semble la plus convenable parce que, dans cette lettre, je m’adresse moins à l’empereur qu’à l’homme, qu’au frère. Et, en outre, je vous écris presque de l’autre monde, me trouvant dans l’attente de la mort très prochaine.

Je ne voudrais pas mourir, sans vous dire ce que je pense de votre activité présente, ce qu’elle pourrait être, et quel grand bien elle pourrait apporter à des millions d’hommes et à vous-même, et quel grand mal elle peut faire si elle se poursuit dans la voie où elle est actuellement engagée.

Un tiers de la Russie est soumis à une surveillance policière renforcée : l’armée des policiers, avoués et inavoués, augmente sans cesse ; les prisons, les lieux de déportation et les bagnes sont combles ; outre deux cent mille criminels de droit commun, il y a une quantité considérable de condamnés politiques parmi lesquels maintenant on compte aussi des ouvriers. La censure a atteint dans les mesures répressives une absurdité à laquelle elle ne parvint point dans les pires moments des années qui suivirent 1840. Les persécutions religieuses ne furent jamais si fréquentes ni si cruelles que maintenant, et deviennent de plus en plus cruelles et fréquentes.

Dans les villes et les centres industriels sont concentrées des troupes qui, armées de fusils, sont envoyées contre le peuple. En plusieurs endroits, des chocs meurtriers se sont déjà produits, et partout il s’en prépare qui seront encore plus cruels.

Le résultat de toute cette activité cruelle du gouvernement, c’est que le peuple agriculteur, ces cent millions d’hommes sur qui est fondée la puissance de la Russie, malgré un budget d’État qui s’accroît considérablement, ou plutôt grâce à cet accroissement du budget, s’appauvrit d’année en année, de sorte que la famine est devenue l’état normal, ainsi que le mécontentement général de toutes les classes et leur hostilité envers le gouvernement.

Et la cause de tout cela est claire jusqu’à l’évidence. La voici : vos aides vous affirment qu’en arrêtant tout le mouvement de la vie du peuple, ils garantissent le bonheur de ce peuple, en même temps que votre tranquillité et votre sécurité. Mais il est plus aisé d’arrêter le cours d’un fleuve que l’éternel mouvement en avant de l’humanité, établi par Dieu. Il est facile de comprendre que les hommes auxquels tel ordre de choses est avantageux et qui se disent au fond de leur âme : « Après nous le déluge ! », vous parlent ainsi ; mais il est surprenant que vous, homme intelligent et bon, puissiez les croire, et que, suivant leurs abominables conseils, vous fassiez ou laissiez faire tant de mal pour une idée aussi chimérique que l’arrêt du mouvement éternel de l’humanité.

Vous ne pouvez ignorer que, depuis que nous étudions la vie des peuples, les formes économiques et sociales, aussi bien que politiques et religieuses de cette vie, ont changé constamment en devenant, de grossières, de cruelles, d’insensées qu’elles étaient, plus douces, plus humaines, plus raisonnables. Vos conseillers vous disent que ce n’est pas vrai. Ils vous disent que l’orthodoxie et l’autocratie sont nécessaires au peuple russe, maintenant comme autrefois, et leur seront propres jusqu’à la fin des siècles, de sorte que, pour le bien du peuple, il faut, coûte que coûte, défendre ces deux formes liées entre elles : la croyance religieuse et l’état politique. Mais c’est un double mensonge : 1o on ne peut soutenir que l’orthodoxie qui était autrefois le propre du peuple russe, le soit encore maintenant : il résulte des comptes rendus du procureur général de Saint-Synode que les gens du peuple spirituellement les plus développés, malgré tous les désavantages et les dangers qu’ils encourent en s’écartant de l’orthodoxie, passent de plus en plus aux sectes ; 2o s’il était vrai que l’orthodoxie est le propre du peuple russe, il ne serait pas besoin de défendre avec tant de force cette forme de la croyance et de persécuter si cruellement ceux qui la nient.

Quant à l’autocratie, si elle a convenu au peuple russe quand ce peuple regardait le tsar comme un Dieu terrestre et infaillible, dirigeant seul le peuple ; maintenant il n’en est plus ainsi, car tous savent ou apprennent, aussitôt qu’ils reçoivent une teinte d’instruction : 1o qu’un bon roi n’est qu’un hasard heureux, que les rois peuvent être et furent des tyrans ou des fous, comme Ivan IV et Paul, et 2o que si bon et si sage que soit le tsar, il ne peut diriger lui-même un peuple de cent millions d’hommes, que ce sont les proches du tsar qui dirigent le peuple et qu’ils se soucient beaucoup plus de leur propre situation que du bien du peuple.

Vous direz : le tsar peut choisir pour aides des hommes désintéressés et bons. Malheureusement, le tsar ne peut pas le faire, parce qu’il ne connaît que quelques dizaines d’hommes qui, par hasard ou par diverses intrigues, se sont approchés de lui et écartent soigneusement ceux qui pourraient les remplacer. De sorte que le tsar choisit, non parmi ces milliers d’hommes sains, énergiques, vraiment éclairés, honnêtes, qui aspirent aux affaires publiques, mais parmi ceux desquels Beaumarchais a dit : « Médiocre et rampant, l’homme parvient à tout. » Et si des Russes sont prêts à obéir au tsar, ils ne peuvent, sans un sentiment de révolte, obéir à des gens qu’ils méprisent. Votre croyance erronée à l’amour du peuple pour l’autocratie et son représentant le tsar, vous est peut-être donnée par le fait que partout où vous arrivez, à Moscou et autres villes, une foule de gens vous suit en courant et criant : « Hourra ! » Ne croyez pas que ce soit l’expression du dévouement à votre personne. Non, c’est une foule de curieux qui courrait de même à chaque spectacle inaccoutumé. Souvent, ces gens que vous prenez pour les représentants des sentiments du peuple à votre égard, ne sont qu’une foule ramassée et instruite par la police.

Si vous pouviez vous promener pendant le passage du train impérial, parmi les paysans placés derrière les troupes, le long de la voie, et écouter ce que disent ces paysans, les starostes et autres fonctionnaires des villages, amenés là par force des villages voisins, et qui, par le froid ou la pluie, sans aucune récompense, avec leurs provisions, attendent parfois plusieurs jours le passage du train, vous entendriez alors les vrais représentants du peuple, les simples paysans, et vous apprendriez que leurs paroles n’expriment nullement l’amour pour l’autocratie et son représentant. Si, il y a cinquante ans, au temps de Nicolas Ier, le prestige du pouvoir impérial était encore très grand, depuis trente ans il n’a cessé de baisser, et, ces dernières années, il est tombé si bas que, dans toutes les classes, personne ne se gêne plus pour blâmer ouvertement, non seulement les ordres du gouvernement, mais le tsar lui-même, ou même se moquer de lui et l’insulter.

L’autocratie est une forme de gouvernement qui est morte. Peut-être correspond-elle encore aux besoins de quelques peuples de l’Afrique centrale, éloignés de tout le monde, mais elle ne répond plus aux besoins du peuple russe, qui s’éclaire de jour en jour par l’instruction de plus en plus générale. Aussi, pour soutenir cette forme de gouvernement et l’orthodoxie, liée à elle, il faut, comme cela se fait maintenant, user des contraintes de toutes sortes, de la surveillance policière renforcée, de la déportation administrative, des supplices, des persécutions religieuses, de l’interdiction des livres et des journaux, de la déformation de l’éducation, et, en général, d’actes cruels et mauvais de toutes sortes. Tels ont été, jusqu’ici, les actes de votre règne, à commencer par votre réponse, qui provoqua l’indignation générale de toute la société. Vous qualifiâtes de « rêves insensés » les désirs les plus légitimes de l’homme, que vous exprima la députation du zemstvo du gouvernement de Tver. Tous vos ordres sur la Finlande, sur les accaparements en Chine, votre projet de la conférence de la Haye accompagné d’une augmentation des troupes, votre restriction de l’autonomie locale, l’accroissement des abus administratifs, votre acquiescement aux persécutions religieuses, votre consentement au monopole de l’alcool, c’est-à-dire la vente, par le gouvernement, d’un poison qui tue le peuple, et enfin votre obstination à maintenir la peine corporelle, malgré toutes les représentations qui vous ont été faites sur le besoin d’abroger cette mesure insensée, absolument inutile et qui fait la honte du peuple russe, tous ces actes, vous pouviez ne les pas commettre, si vous ne vous étiez donné, suivant le conseil d’aides peu sérieux, le but impossible d’arrêter la vie du peuple et même de la ramener à l’état ancien déjà vécu.

Par la violence, on peut opprimer le peuple, mais non le diriger. En notre temps, l’unique moyen de diriger effectivement le peuple consiste à se placer en tête du mouvement du peuple du mal vers le bien, des ténèbres vers la lumière, et à le conduire au but le plus proche de ce mouvement. Et, pour être en état de le faire, il faut, avant tout, donner au peuple la possibilité d’exprimer ses désirs et ses besoins, et, les ayant entendus, remplir ceux d’entre eux qui correspondent, non aux besoins d’une classe, mais à ceux de la majorité du peuple, à ceux de la masse du peuple ouvrier.

Et les désirs qu’exprimerait maintenant le peuple russe, si on lui donnait la possibilité de le faire, selon moi, seraient les suivants :

Avant tout, le peuple ouvrier dirait qu’il désire être débarrassé de ces lois exclusives qui le mettent dans la situation d’un paria ne jouissant pas des droits de tous les autres citoyens. En outre, il dirait qu’il veut la liberté de déplacement, la liberté de l’enseignement, de la croyance, qui répond à ses besoins spirituels. Et, le principal, le peuple de cent millions, dirait d’une seule voix qu’il désire la libre jouissance de la terre, c’est-à-dire l’abolition du droit de propriété foncière.

Et voilà, cette abolition du droit de la propriété foncière est, selon moi, le but le plus proche que le gouvernement doive se proposer d’atteindre en notre temps.

Dans chaque période de la vie humaine, il y a un certain degré, plus proche que tout autre, de la réalisation des formes meilleures de la vie, et auquel la vie tend. Cinquante années auparavant, ce degré le plus proche était l’abolition de l’esclavage, de nos jours c’est l’émancipation des masses ouvrières de cette minorité qui pèse sur elles, ce qu’on appelle la question ouvrière.

Dans l’Europe occidentale, l’atteinte de ce but semble possible par la socialisation des usines et des fabriques. Cette solution de la question est-elle juste ou non ? est-elle possible ou non pour les peuples occidentaux ? Mais, pour la Russie actuelle, cette solution n’est évidemment pas applicable.

En Russie, où une énorme partie de la population vit de la terre et se trouve sous la dépendance absolue des gros propriétaires fonciers, l’émancipation des travailleurs, évidemment, ne peut être atteinte par la socialisation des fabriques et des usines. Pour le peuple russe, la délivrance ne peut s’effectuer que par l’abolition de la propriété foncière et la reconnaissance de la libre possession de la terre. C’est, depuis longtemps, le désir le plus ardent du peuple russe, et il attend toujours que le gouvernement russe le réalise.

Je sais que vos conseillers verront dans ces idées le comble de la légèreté et le manque de sens pratique d’un homme qui ne comprend pas toute la difficulté de gouverner, et surtout paraîtra telle l’idée de reconnaître la terre comme une propriété commune, mais je sais aussi que, pour ne pas être forcé de commettre sur le peuple des violences de plus en plus cruelles, il n’y a qu’un seul moyen : prendre pour but ce qui est le désir du peuple, et, sans attendre que le tombereau glisse et frappe les jambes, le conduire soi-même, c’est-à-dire marcher au premier rang de la réalisation : des meilleures formes de la vie. Pour les Russes, ce but ne peut être que l’abolition de la propriété foncière. Seulement alors le gouvernement pourra, sans faire comme maintenant des concessions indignes, exercer des contraintes envers les ouvriers des fabriques et la jeunesse des écoles, sans crainte pour son existence, être le guide de son peuple et le diriger réellement.

Vos conseillers vous diront qu’affranchir la terre du droit de propriété, c’est une fantaisie irréalisable. Selon eux, forcer un peuple vivant, de cent millions d’âmes, à cesser de vivre, à rentrer dans la coquille qu’il a fait craquer depuis longtemps, ce n’est pas une fantaisie, mais la réalité, et l’œuvre la plus sage et la plus pratique. Mais il suffit de réfléchir sérieusement pour comprendre ce qui est irréalisable et nuisible, bien que se faisant, et, au contraire, ce qui est réalisable, nécessaire et opportun, bien que n’étant pas encore commencé.

Moi, personnellement, je pense qu’en notre temps la propriété foncière est une injustice aussi criante et évidente que l’était, il y a cinquante ans, le servage. Je pense que son abolition placerait le peuple russe au plus haut degré de l’indépendance, du bonheur et de l’aisance. Je pense aussi que cette mesure anéantirait entièrement cette irritation socialiste et révolutionnaire qui s’échauffe maintenant parmi les ouvriers et menace des plus grands dangers le gouvernement et le peuple.

Mais je puis me tromper et la solution de la question ne peut être donnée, pour le moment, que par le peuple lui-même, s’il a la possibilité d’exprimer ce désir. De sorte qu’en tout cas, la première tâche qui incombe au gouvernement, c’est d’abolir le joug qui empêche au peuple d’exprimer ses désirs et ses besoins. On ne peut faire le bien à l’homme qu’on bâillonne afin de ne pas entendre ce qu’il désire pour son bien. C’est seulement en apprenant les désirs et les besoins du peuple, ou de la majorité, qu’on peut le diriger et lui faire du bien.

Cher frère, vous n’avez qu’une vie en ce monde, et vous pouvez la dépenser en tentatives vaines d’arrêter le mouvement de l’humanité, du mal vers le bien, des ténèbres vers la lumière, mouvement établi par Dieu, et vous pouvez, en prenant connaissance des besoins et des désirs du peuple, et consacrant votre vie à leur satisfaction, la passer tranquillement et joyeusement en servant Dieu et les hommes.

Et, si grande que soit votre responsabilité pour ces années de votre règne pendant lesquelles vous pouvez faire beaucoup de bien ou de mal, encore plus grande est votre responsabilité devant Dieu pour votre vie d’ici-bas, de laquelle dépend votre vie éternelle, et que Dieu vous a donnée non pour prescrire des œuvres méchantes de toutes sortes ou y participer et les tolérer, mais pour remplir Sa volonté. Et sa volonté, c’est de faire aux hommes le bien et non le mal.

Réfléchissez à cela, non devant les hommes, mais devant Dieu, et faites ce que vous dira Dieu, c’est-à-dire votre conscience. Et n’ayez pas peur des obstacles que vous rencontrerez, si vous entrez dans cette nouvelle voie de la vie. Ces obstacles se détruiront d’eux-mêmes, et vous ne les remarquerez pas, si seulement vous agissez non pour la gloire humaine, mais pour votre âme, c’est-à-dire pour Dieu.

Pardonnez-moi si, par hasard, je vous ai blessé ou attristé dans cet écrit. Seul le désir du bien du peuple russe et le vôtre m’a guidé.

Ai-je réussi ? l’avenir le dira, avenir que, selon toutes probabilités, je ne verrai pas. J’ai fait ce que j’ai cru mon devoir.

Votre frère qui, sincèrement, vous désire le vrai bien,


L. Tolsoï.


Gaspra, 16 janvier 1902.