Lettre 150, 1671 (Sévigné)

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150. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 1er avril.

Je revins hier de Saint-Germain[1]. J’étois avec Mme d’Arpajon. Le nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu’il est bon de distinguer la Reine, qui fit un pas vers moi, et me demanda des nouvelles de ma fille, et qu’elle avoit ouï dire que vous aviez pensé vous noyer. Je la remerciai de l’honneur qu’elle vous faisoit de se souvenir de vous. Elle reprit la parole, et me dit : « Contez-moi comme elle a pensé périr. » Je me mis à lui conter cette belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand vent, et que ce vent vous avoit jetée rapidement sous une arche, à deux doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous y aviez touché. Elle me dit : « Et son mari étoit-il avec elle ? — Oui, Madame, et Monsieur le Coadjuteur aussi. — Vraiment ils ont grand tort, » et fit des hélas, et dit des choses très-obligeantes pour vous. Il vint ensuite bien des duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très-belle et jolie. On fut quelques moments sans lui apporter ce divin tabouret. Je me tournai vers le grand maître[2], et je dis : « Hélas ! que l’on le lui donne, il lui coûte assez cher[3]. » Il fut de mon avis.

Au milieu du silence du cercle, la Reine se tourne, et me dit : « À qui ressemble votre petite-fille ? — Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de Grignan. » Elle fit un cri : « J’en suis fâchée, » et me dit doucement : « Elle auroit mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand’mère. » Voilà comme vous me faites faire ma cour, ma pauvre bonne.

Le maréchal de Bellefonds m’a fait promettre de le tirer de la presse. M. et Mme de Duras, à qui j’ai fait vos compliments, MM. de Charost et de Montausier, et tutti quanti, vous les rendent au centuple. J’ai donné votre lettre à Monsieur de Condom. J’oubliois Monsieur le Dauphin et Mademoiselle. Je lui ai parlé de Segrais, à la romaine, prenant son parti ; mais elle n’est pas traitable sur ce qui touche à neuf cents lieues près de la vue d’un certain cap, d’où l’on découvre les terres de Micomicon[4]. J’ai vu Mme de Ludres[5] ; elle me vint aborder

avec une surabondance d’amitié qui me surprit ; elle me parla de vous sur le même ton ; et puis tout d’un coup, comme je pensois lui répondre, je trouvai qu’elle ne m’écoutoit plus, et que ses beaux yeux trottoient par la chambre : je le vis promptement, et ceux qui virent que je le voyois me surent bon gré de l’avoir vu, et se mirent à rire. Elle a été plongée dans la mer[6], la mer l’a vue toute nue, et sa fierté en est augmentée : j’entends de la mer ; car pour la belle, elle en est fort humiliée.

Les coiffures hurlubrelu m’ont fort divertie, il y en a que l’on voudroit souffleter. La Choiseul[7] ressembloit, comme dit Ninon, à un printemps d’hôtellerie[8] comme deux gouttes d’eau : cette comparaison est excellente. Mais qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! Si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous feroit horreur. Son zèle pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d’un certain M. de Saint-Germain[9], que nous avons vu une fois à Livry. Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe ; il ressemble à sa mère. C’est Mme de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui m’est pas si sotte que d’être dans cette docilité. Quelqu’un pensa prendre votre parti, et voulut lui ôter l’estime qu’elle a pour vous : elle le fit taire, et dit qu’elle en savait plus que lui. Quelle corruption ! Quoi ! parce qu’elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut être parfaite ? Je suis vivement touchée du mal qu’elle fait à mon fils sur ce chapitre : ne lui en mandez rien ; nous faisons nos efforts, Mme de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d’un engagement si dangereux. Il y a de plus une petite comédienne[10], et les Despréaux et les Racine avec elle ; ce sont des soupers délicieux, c’est-à-dire des diableries[11]. Il s’étourdit sur les sermons du P. Mascaron ; il lui faudroit votre minime[12]. Je n’ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous m’écrivez là-dessus : je l’ai lu à M. de la Rochefoucauld ; il en a ri de tout son cœur. Il vous mande qu’il y a un certain apôtre qui court après sa côte, et qui voudroit bien se l’approprier comme son bien ; mais il n’a pas l’art de suivre les grandes entreprises. Je pense que Merlusine est dans un trou ; nous n’en entendons pas dire un seul mot. Il vous dit encore que s’il avoit seulement trente ans de moins que ce qu’il a, il en voudroit fort à la troisième côte[13] de M. de Grignan. L’endroit où vous dites qu’il a deux côtes rompues le fit éclater. Nous vous souhaitons toujours quelque sorte de folie qui vous divertisse ; mais nous craignons bien que celle-là n’ait été meilleure pour nous que pour vous. Après tout, nous vous plaignons de n’entendre parler de Dieu que de cette sorte. Ah ! le Bourdaloue. Il fit, à ce qu’on m’a dit, une Passion plus parfaite que tout ce qu’on peut imaginer : c’étoit celle de l’année passée, qu’il avoit rajustée, selon ce que ses amis lui avoient conseillé, afin qu’elle fût inimitable. Comment peut-on aimer Dieu, quand on n’en entend jamais bien parler ? Il vous faut des grâces plus particulières qu’aux autres. Nous entendîmes l’autre jour l’abbé de Montmor[14] ; je n’ai jamais ouï un si beau jeune sermon ; je vous en souhaiterois autant à la place de votre minime. Il fit le signe de la croix, il dit son texte ; il ne nous gronda point, il ne nous dit point d’injures ; il nous pria de ne point craindre la mort, puisqu’elle étoit le seul passage que nous eussions pour ressusciter avec Jésus-Christ. Nous le lui accordâmes ; nous fûmes tous contents. Il n’a rien qui choque : il imite Monsieur d’Agen[15] sans le copier ; il est hardi, il est modeste, il est savant, il est dévot ; enfin j’en fus contente au dernier point.

Mme de Vauvineux vous rend mille grâces ; sa fille a été très-mal. Mme d’Arpajon vous embrasse mille fois, et surtout M. le Camus[16] vous adore ; et moi, ma pauvre bonne, que pensez-vous que je fasse ? Vous aimer, penser à vous, m’attendrir à tout moment plus que je ne voudrois, m’occuper de vos affaires, m’inquiéter de ce que vous pensez ; sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s’il étoit possible ; écumer votre cœur, comme j’écumois votre chambre des fâcheux dont je la voyois remplie ; en un mot, ma bonne, comprendre vivement ce que c’est d’aimer quelqu’un plus que soi-même : voilà comme je suis. C’est une chose qu’on dit souvent en l’air ; on abuse de cette expression. Moi je la répète, et sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est vrai.

Je reçois, ma bonne, votre grande et très-aimable lettre du 24e. M. de Grignan est plaisant de croire qu’on ne les lit qu’avec peine ; il se fait tort. Veut-il que nous croyions qu’il n’a pas toujours lu les vôtres avec transport ? Si cela n’étoit pas, il en étoit bien indigne. Pour moi, je les aime jusqu’à la folie ; je les lis et les relis ; elles me réjouissent le cœur ; elles me font pleurer ; elles sont écrites à ma fantaisie. Une seule chose ne va pas bien : il n’y a pas de raison à toutes les louanges que vous me donnez ; il n’y en a point aussi à la longueur de cette lettre ; il faut la finir, et mettre des bornes à ce qui n’en auroit point, si je me croyois. Adieu, ma très-aimable bonne, comptez bien sur ma tendresse, qui ne finira jamais.


  1. Lettre 150. — 1. L’édition de la Haye ajoute : « et j’écrivis les nouvelles que j’y avois apprises. »
  2. 2. Henri de Daillon, comte, puis, en 1675, duc du Lude, grand maître de l’artillerie en 1669. Sa mère était Marie Feydau, fille d’un trésorier de l’Épargne. Sa femme, dont il sera question plus d’une fois, était Renée-Éléonore de Bouillé, fille unique du marquis de ce nom. Elle mourut à quarante-neuf ans, le 12 janvier 1681. Le grand maître se remaria un mois après avec Marguerite-Louise de Béthune, veuve du comte de Guiche. Voyez la Notice, p. 59 et 60.
  3. 3. Le duc de Ventadour était, comme nous l’avons dit, laid, contrefait et très-débauché. Voyez les lettres 131, 137, 140, 144, 145.
  4. 4. Nom du grand royaume dont l’infortunée princesse Micomicona (Dorothée) est « la légitime héritière, » et que lui a ravi «  « le démesuré géant Pandafilando de la vue louche. » Voyez le Valeureux Dom Quixote de la Manche, traduit fidèlement de l’espagnol de Michel Cervantes, dédié au Roi, par Cæsar Oudin, secrétaire interprète de Sa Majesté, tome I, IVe partie, chap. xxix et xxx, Paris, 1639.
  5. 5. Marie-Isabelle, comtesse de Ludres, d’une très-ancienne maison de Lorraine ; chanoinesse de l’abbaye de filles nobles de Poussay (près de Mirecourt). Elle fut successivement fille d’honneur de Madame Henriette, de la Reine, et de la seconde duchesse d’Orléans. Le Roi, dont elle fut deux ans la maîtresse, rompit durement avec elle (voyez les lettres des 11, 14, 16 juin et 21 juillet 1677). Elle montra d’abord quelque fierté et finit par accepter une pension. Elle se retira, sans faire de vœux, à la Visitation de la rue du Bac, puis dans sa maison, voisine d’un couvent de Nancy, où elle mourut en 1726, à un âge avancé. Voyez les Lettres de Madame de Bavière (tome I, p. 458) et une biographie de la Belle de Ludre, récemment publiée à Nancy. — Charles de Sévigné fut amoureux de la comtesse de Ludres : voyez la lettre de Mme de la Fayette du 19 mai 1673.
  6. 6. Voyez la lettre du 13 mars précédent, p. 105.
  7. 7. Voyez la lettre du 1er avril 1672.
  8. 8. Elle fait allusion à ces mauvais tableaux des quatre saisons qu’on trouve communément dans les cabarets. (Note de l’édition de Rouen, 1726.)
  9. 9. Ce Saint-Germain joignait l’impiété à la débauche. Il était ami de Denis Sanguin de Saint-Pavin, mort l’année précédente et dont le père avait été seigneur de Livry : voyez la Notice, p. 27. — On lit dans les œuvres de Saint-Pavin une lettre en stances adressée à Saint-Germain : voyez le Recueil de Barbin, 1692, p. 409 du tome IV, et les Poésies de Saint-Pavin, au tome IX de Tallemant des Réaux, p. 243.
  10. 10. La Champmeslé. Voyez la note 21 de la lettre 146.
  11. 11. Voyez la Notice, p. 119.
  12. 12. Le minime qui prêchait à Grignan. (Note de Perrin.)
  13. 13. C’est-à-dire, à Mme de Grignan, qui était la troisième femme de M. de Grignan. Mme de Sévigné fait une nouvelle allusion à l’expression de la côte rompue dans la lettre du 20 octobre 1679.
  14. 14. Louis Habert de Montmor était le second fils de Henri-Louis Habert, seigneur de Montmor et maître des requêtes, qui fut l’ami de Gassendi, et entra à l’Académie française, un peu plus tard que ses deux cousins, Philippe Habert (l’auteur du Temple de la mort), et Germain Habert (abbé de Cérisy). — L’abbé de Montmor avait alors vingt-sept ans ; il fut nommé évêque de Perpignan en 1680. Il mourut à Montpellier, à l’âge de cinquante et un ans, le 23 janvier 1693. Mme de Sévigné était liée avec son père et avec sa mère, belle-sœur de Mme de Frontenac. Le frère aîné de l’évêque fut seigneur du Mesnil.
  15. 15. Claude Joly, à qui Mascaron succéda en 1679. Voyez la note 4 de la lettre 132.
  16. 16. Il y avait trois frères de ce nom : Nicolas le Camus, procureur général et, en 1672, premier président de la cour des aides ; le cardinal le Camus, évêque de Grenoble ; et Jean le Camus, lieutenant civil au Châtelet de Paris. C’est du premier ou du dernier qu’il est ici question ; plus vraisemblablement du premier : voyez les lettres du 5 janvier 1672 et du 17 novembre 1673.