Lettre 155, 1671 (Sévigné)

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1671

155. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 10e avril.

Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti, aujourd’hui encore par la poste ; mais hier au soir je perdis une belle occasion. J’allois me promener à Vincennes, en famille et en Troche[1]. Je rencontrai la chaîne des galériens qui partoit pour Marseille ; ils arriveront dans un mois. Rien n’eût été plus sûr que cette voie ; mais j’eus une autre pensée : c’étoit de m’en aller avec eux. Il y a un certain Duval[2], qui me parut homme de bonne conversation. Vous les verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir arriver pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. Je voudrois que vous sussiez ce que m’est devenu le mot de Provence, de Marseille, d’Aix ; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paroissent sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt. Il faut dire comme Coulanges :

          Ô grande puissance
          De mon orviétan[3] !

Vous êtes admirable, ma bonne, de mander à l’abbé[4] qu’il m’empêche de vous faire des présents. Quelle folie ! Hélas ! vous en fais-je ? Un pouvoir au-dessus du sien m’empêche de vous en faire comme je voudrois ; mais ni lui ni personne ne m’ôtera jamais de l’esprit l’envie de vous donner. C’est un plaisir qui m’est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnois souvent cette joie. Cette manière de me remercier m’a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables : on jureroit qu’elles ne vous sont point dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu’il’vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie ; c’est lui, ce me semble, qui vous entend. Conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que si vous ne m’aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité, vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu’il n’y a point d’ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant disputées, me paroît la philosophie de Descartes[5], et l’autre est celle d’Aristote. Vous savez l’autorité que je donne à cette dernière ; j’en suis de même pour l’opinion de l’ingratitude. Ceux qui disputent qu’il n’y en a pas voudroient être juges et parties. Vous seriez donc une petite ingrate, ma bonne ; mais par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée, et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je m’abandonne d’une étrange façon à m’approuver dans les sentiments que j’ai pour vous. Adieu, ma très-aimable bonne : je m’en vais fermer cette lettre ; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison[6] ; vous croyez bien que je n’oublie rien de ce qui vous touche : je suis sur cela comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.

Vendredi au soir.

Je fais mon paquet chez M. de la Rochefoucauld, qui vous embrasse de tout son cœur. Il est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines et au P. Desmares[7]. Il vous prie de croire que vous êtes encore toute vive dans son souvenir. S’il apprend quelques nouvelles dignes de vous, il vous les fera savoir. Il est dans son hôtel de la Rochefoucauld, n’ayant plus d’espérance de marcher. Son château en Espagne, c’est de se faire porter dans les maisons, ou dans son carrosse pour prendre l’air. Il parle d’aller aux eaux : je tâche de l’envoyer à Digne, et d’autres à Bourbon. J’ai dîné en Bavardin[8], mais si purement que j’en ai pensé mourir. Tous nos commensaux nous ont fait faux bond ; nous n’avons fait que bavardiner, et nous n’avons point causé comme les autres jours. J’ai été chez Mademoiselle, qui est toujours malade[9]. Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé. Il s’y établit si bien, qu’il demanda à ceux qui allèrent le secourir ce qu’ils desiroient de son service. Toutes ses glaces étoient cassées, sa tête l’auroit été, s’il n’étoit plus heureux que sage. Toute cette aventure n’a fait nulle distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenois qu’il avait versé, qu’il avoit pensé se rompre le cou, qu’il étoit le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, que je lui apprenois l’inquiétude que j’en avois eue : j’attends sa réponse.

Voilà Mme la Comtesse[10] et Briole[11], qui vous font trois cents compliments.

Adieu, ma très-chère enfant ; je m’en vais fermer mon paquet. Je suis assurée que vous ne doutez pas de mon amitié, c’est pourquoi je ne vous en dirai rien ce soir.

Mme la Comtesse[12] ne peut pas voir une lettre qui vous va trouver sans y mettre quelque chose d’elle, quand ce ne seroit qu’un compliment sur les cinq mille francs d’augmentation[13]. De l’humeur dont vous la connoissez, vous jugez aisément qu’elle trouve un compliment mieux fondé sur les cinq mille francs, que sur cinq cent mille adorations et autant de harangues que vos perfections et vos dignités vous ont attirées.



  1. Lettre 155. — 1. Avec Mme de la Troche. Voyez la note 4 de la lettre 41.
  2. 2. Le Duval de la lettre du 23 janvier précédent (tome II, p. 39).
  3. 3. C’est, en changeant un seul mot, le refrain des deux couplets que chante l’Opérateur, à la fin du second acte de l'Amour médecin de Molière :
              Ô grande puissance
              De l’orviétan !
  4. 4. L’abbé de Coulanges.
  5. 5. Cela ne s’accorde guère, ce semble, avec ce que Descartes lui-même dit de la reconnaissance et de l’ingratitude, dans la IIIe partie des Passions de l’âme, art. 193 et 194. Dans le même ouvrage (art. 204), il définit ainsi le mot gloire, que Mme de Sévigné a employé dans la phrase précédente : « La gloire est une espèce de joie fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même, et qui vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres. » — Voyez le commencement de la lettre du 23 mars 1672. Voyez aussi dans la IIe partie du traité de Nicole des Moyens de conserver la paix avec les hommes, le chapitre vii, qui a pour titre : « Combien le dépit qu’on ressent contre ceux qui manquent de reconnoissance envers nous est injuste. »
  6. 6. Voyez la lettre du 8 avril précédent, p.150.
  7. 7. Voyez la lettre 147, p. 122 et 123.
  8. 8. Chez l’évêque du Mans, avec Mme de Lavardin, qui aimait beaucoup les nouvelles (voyez la note 17 de la lettre 137). — Cette plaisanterie, bien facile à comprendre, est expliquée tout autrement par les éditeurs de 1726, dans la note assez étrange que voici : « Aller en Bavardin est une façon de parler entre elles, pour dire aller quêter des nouvelles et causer par la ville. » (Note de la lettre du 24 avril 1671.)
  9. 9. Mademoiselle dit dans ses Mémoires (tome IV, p. 271 et 273) qu’elle eut un grand rhume qui la fit demeurer à Paris huit ou dix jours. Elle n’était pas rétablie, quand elle suivit le Roi dans son voyage de Flandre (le 23 avril).
  10. 10. La comtesse de Fiesque. Voyez la note 3 de la lettre 34.
  11. 11. Peut-être le fils de celui qui commandait le régiment de Condé-cavalerie et dont il est parlé dans les Mémoires du cardinal de Retz (tome I, p. 277) et de Mademoiselle (tome I, p. 205).
  12. 12. Dans l’édition de Rouen (1726) : « Mme la comtesse de Brégy. »
  13. 13. Voyez la Notice, p. 125.