Lettre 163, 1671 (Sévigné)

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163. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 1er mai.

Je gardois votre secret comme si vous aviez dérobé votre enfant ; mais je n’en réponds plus depuis que Valcroissant[1] l’a mandé à Mlle de Scudéry, en se louant de vos honnêtetés, et disant qu’on vous adore en Provence. Comment vous portez-vous du voyage que vous avez fait à Marseille ? Mais n’êtes-vous pas résolue de vous bien conserver et ne voulez-vous pas bien, ma bonne, que je sois un peu en peine de vous ? Il est impossible que cela ne soit pas.

Je dînai hier chez Mme de Villars avec M. de Vindisgrats[2], deux autres de son pays, M. et Mme de Schomberg[3], M. et Mme de Béthune[4] : la plupart des amants étoient des Allemands[5], comme vous voyez. M. de Schomberg est un des plus aimables maris du monde, sans compter que c’est un héros. Il a l’esprit aisé, une intelligence dont on lui sait un gré nompareil ; sa femme l’adore ; mais, parce qu’il ne faut pas être heureuse en ce monde, elle n’a pas un moment de santé[6]. On parla de vous, on vous loua jusqu’au ciel, et ce qui me parut plaisant, c’est que Vindisgrats se souvint d’avoir ouï dire ce que vous disiez, il y a six ans, d’un comte de Dietrichstein, qu’il ressembloit à M. de Beaufort[7], hormis qu’il parloit mieux françois. Nous trouvâmes plaisant qu’il avoit retenu ce bon mot ; cela nous donna lieu de parler de votre esprit : il vous a vue chez la Reine quand vous prîtes congé ; il a une grande idée de toute votre personne. Cette pauvre Mme de Béthune est encore grosse, du troisième ; elle me fait grand’pitié. On craint que la princesse d’Harcourt ne soit grosse aussi. Je trouve tous les jours ici de quoi exercer mes beaux sentiments. Mme de Coulanges vint le soir ; nous allâmes aux Tuileries ; nous y vîmes ce qui reste d’hommes à Paris, qui n’y sera pas encore longtemps, et de plus M. de Saint-Ruth[8] : quel homme, bon Dieu ! et que le désagrément de sa physionomie[9] donne de grandes idées de ses autres mérites ! Mais comment pourrois-je vous dire les tendresses, les amitiés, les remerciements de M. de la Rochefoucauld, de Segrais, de Mme de la Fayette, avec qui je passai le soir, et à qui je fis voir une partie de votre lettre ? Il y avoit tant de choses pour eux, que je vous aurois fait tort en toute manière de la leur cacher. Je leur cachai pourtant votre grossesse, pour la dire une autre fois tout bas à Mme de la Fayette ; car notre conversation d’hier roula sur d’autres discours plus agréables pour vous. Langlade survint, qui s’en va à Bourbon ; nous voulons qu’il vous aille voir. Segrais nous montra[10] un recueil qu’il a fait des chansons de Blot[11] ; elles ont le diable au corps, et c’est dommage qu’il y ait tant d’esprit. Il nous conta aussi qu’il venoit de voir une mère de Normandie qui, lui parlant d’un fils abbé qu’elle a, lui avoit dit qu’il avoit le dessein d’étudier, et qu’il commençoit toujours à prêcher en attendant : cet arrangement nous fit rire. Vous souvient-il du bon mot du comédien que je vous ai mandé[12] ? Il[13] l’a mis dans un recueil qu’il fait de tout ce qui a jamais été dit de plus fin. On parle de grandes nouvelles en Angleterre ; mais cela n’est point encore démêlé. On ne sait rien de l’arrivée du Roi à Dunkerque. Mme de Richelieu a gagné un procès contre Mme d’Aiguillon[14]. Monsieur le Duc est parti pour la Bourgogne ; le maréchal d’Albret pour son gouvernement[15]. Monsieur le Prince a suivi le Roi. Vous voyez bien par ces lanterneries qu’il n’y a point aujourd’hui de nouvelles. Nous n’avons point dîné en Bavardin : ils sont allés se promener à Versailles.

Mme de Verneuil a été très-malade à Verneuil. La d’Escars a eu une manière d’apoplexie, qui a fait grand’peur à elle et à toutes celles qui se portent trop bien. J’ai donné votre billet à Brancas : « il fera réponse à la Grignan. » Père Ytier vous salue très-révérencieusement. Je suis en colère contre M. de Grignan, sans cela je l’aimerois. Ninon dit que votre frère est au-dessous de la définition ; il est vrai qu’il ne se connoît pas lui-même, ni les autres encore moins. Adieu, ma très-chère et très-aimable : je vous aime avec une tendresse infinie ; jamais il ne s’est vu un attachement si naturel et si tendre que celui que j’ai pour vous.


  1. Lettre 163. — 1. Voyez la note 6 de la lettre 109.
  2. 2. Sans doute le comte de Windischgraetz, envoyé de l’Empereur. La Gazette le nomme Vindiskrats et dit qu’il eut audience du Roi, avec d’autres ambassadeurs, le 20 avril 1671, pour lui souhaiter un heureux voyage (à la veille du départ pour Dunkerque, de ce voyage qu’on appela la campagne des brouettes).
  3. 3. Armand-Frédéric, dernier maréchal de Schomberg, né en 1619, maréchal en 1675, quitta la France à la révocation de l’édit de Nantes et fut tué à la bataille de la Boyne (1690). Il épousa en premières noces Jeanne-Elisabeth de Schomberg, sa cousine germaine, fille de Henri-Dieterich, comte de Schomberg à Wesel, et il eut d’elle quatre fils. Il se remaria avec « Suzanne d’Aumale de Haucourt, fille de Daniel d’Aumale, seigneur de Haucourt, premier chambellan de Monsieur le Prince, amie de Mme de Grignan et de Mme de Sévigné. Elle était protestante… Moréri dit qu’elle n’eut pas d’enfants. » (Madame de Sablé, par M. Cousin, p. 434, 435.) Le nom de précieuse de Suzanne d’Aumale était Dorinice.
  4. 4. Voyez la note 9 de la lettre 132.
  5. 5. Une chanson de Sarasin (p. 70 des Poésies, édition de Ménage, 1658) commence ainsi :

    Tyrcis, la pluspart des Amans
         Sont des Allemans,
            De tant pleurer, etc.

  6. 6. M. Cousin cite plusieurs lettres de Suzanne d’Aumale, où elle se plaint de sa santé. Voyez Madame de Sablé, p. 435 et suivantes.
  7. 7. Le duc de Beaufort passait pour parler assez mal le français. Retz dit « qu’il parloit et pensoit comme le peuple ; » et Segrais « qu’il savoit tous les mots de la langue, mais les employoit fort mal. Il disoit (par exemple) que le cardinal de Richelieu avoit des hémisphères, pour dire des émissaires. » Voyez le Segraisiana, p. 10, la Haye, 1722.
  8. 8. Saint-Simon (tome VIII, p. 171) rapporte que la maréchale de la Meilleraye l’avait épousé secrètement. « C’étoit, dit-il, un très-simple gentilhomme fort pauvre, grand et bien fait. extrêmement laid : je ne sais s’il l’étoit devenu depuis son mariage. Il étoit aussi fort brutal. » Il avait été page du maréchal. — « On tient que pour ses rares qualités, est-il dit dans une note de 1726, une femme titrée et très-glorieuse d’ailleurs l’avait épousé secrètement. Il devint lieutenant général. » Perrin désigne la dame par son titre et par l’initiale de son nom : « la maréchale de la M… »
  9. 9. Dans l’édition de Rouen de 1726 : Le dérangement de sa physionomie.
  10. 10. Après nous montra, les éditions de 1726 ajoutent : ou nous voulut montrer.
  11. 11. César de Chauvigny, baron de Blot-l’Église, gentilhomme de Gaston, a fait sur les événements du temps une foule de couplets satiriques qui ont été très-recherchés des contemporains, si l’on en juge par le grand nombre de copies manuscrites qui en existent. Ce poète était excessivement libre ; ses couplets ont éclairci quelques faits. Il mourut à Blois, le 13 mars 1655.
  12. 12. Voyez la lettre du 8 avril 1671, p. 150.
  13. 13. Dans l’édition de 1754, Perrin a substitué à ce pronom, trop éloigné peut-être du mot dont il tient la place, le nom propre Segrais.
  14. 14. La nièce du cardinal, la tante du duc de Richelieu : Marie-Madeleine de Vignerot, veuve sans enfants d’Antoine de Beauvoir du Roure, seigneur de Combalet ; créée duchesse d’Aiguillon en 1638 ; morte le 17 avril 1675.
  15. 15. Le maréchal d’Albret était gouverneur de Guyenne.