Lettre 172, 1671 (Sévigné)

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1671

172. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers[1], dimanche 31e mai.

Enfin, ma fille, nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables ; mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu’on a peine à les supporter : ceux que j’ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l’effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien ?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l’année qui vient : la Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles. C’est une chose étrange que les grands voyages : si l’on étoit toujours dans le sentiment qu’on a quand on arrive, on ne sortiroit jamais du lieu où l’on est ; mais la Providence fait qu’on oublie ; c’est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées. Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l’on fasse des voyages en Provence. Celui que j’y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie ; mais quelles pensées tristes de ne voir point de fin à votre séjour ! J’admire et je loue de plus en plus votre sagesse. Quoique, à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j’espère qu’en ce temps-là nous verrons les choses d’une autre manière ; il faut bien l’espérer, car sans cette consolation, il n’y auroit qu’à mourir. J’ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d’une telle noirceur, que j’en reviens plus changée que d’un accès de fièvre. 1671 Il me paroît que vous ne vous êtes point ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avoient fait ici une manière d’entrée à mon fils. Vaillant[2] avoit mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate. Ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident : Monsieur l’abbé avoit mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d’un coup il l’oublie ; ces pauvres gens attendent le mardi jusqu’à dix heures du soir ; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu’on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir. Ce contre-temps nous a fâchés ; mais quel remède ? Voilà par où nous avons débuté. Mlle du Plessis[3] est tout justement comme vous l’avez laissée ; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c’est un bel esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente[4]. J’ai fait dire méchamment par Vaillant que j’étois jalouse de cette nouvelle amitié, que je n’en témoignerois rien, mais que mon cœur étoit saisi : tout ce qu’elle a dit là-dessus est digne de Molière. C’est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation pour ne point parler de ma rivale devant moi : je fais aussi fort bien mon personnage.

Mes petits arbres sont d’une beauté surprenante. Pilois[5] les élève jusques aux nues avec une probité admirable. Tout de bon, rien n’est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenoit. Voici un mot que j’ai écrit sur un arbre pour mon fils qui est revenu de Candie, vago di fama[6] : n’est-il point joli pour n’être qu’un mot ? Je fis écrire hier encore, en l’honneur des paresseux, bella cosa far niente[7].

Hélas, ma fille, que mes lettres sont sauvages ! Où est le temps que je parlois de Paris comme les autres ? C’est purement de mes nouvelles que vous aurez ; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j’ai ici me plaît fort ; notre abbé est toujours plus admirable ; mon fils et la Mousse s’accommodent fort bien de moi, et moi d’eux ; nous nous cherchons toujours ; et quand les affaires me séparent d’eux, ils sont au désespoir, et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passionnément ; je crois qu’ils vous écriront : pour moi, je prends les devants, et n’aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi donc toujours : c’est ma vie, c’est mon âme que votre amitié ; je vous le disois l’autre jour, elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d’ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.


  1. Lettre 172. — 1. Voyez la Notice, p. 35 et 326.
  2. 2. Régisseur des Rochers.
  3. 3. Mlle du Plessis d’Argentré. Le château d’Argentré est à une demi-lieue des Rochers. Voyez la Notice, p. 92, et Walckenaer, tome V, p. 460, 338 et suivantes.
  4. 4. Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel, et d’Amélie-Élisabeth de Nassau Muntzenberg. Elle était née en 1625, et épousa le Ier mai 1648 Henri-Charles de la Trémouille, prince de Tarente, fils du duc de la Trémouille. Elle perdit son mari le 14 septembre de l’année 1672 ; le duc son beau-père ne mourut qu’en janvier 1674. La princesse de Tarente était tante de la reine de Danemark (femme de Christiern V, qui régna de 1670 à 1699), et de la seconde duchesse d’Orléans. Elle mourut à Francfort le 23 février 1693. Voyez la Notice, p. 196, 199, 266, et le chapitre xii du tome V de Walckenaer.
  5. 5. Jardinier des Rochers : voyez la lettre du 28 juin 1671, p. 259.
  6. 6. Amoureux de renommée, avide de gloire.
  7. 7. Belle chose le rien faire, douce chose le loisir.