Lettre 174, 1671 (Sévigné)

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174 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce mercredi 10e juin.

Enfin, ma bonne, je m’en vais vous écrire deux fois la semaine ; je doutois que les lettres du mercredi pussent arriver assez tôt pour partir le vendredi pour la Provence ; nous verrons ; rien n’est impossible à mon petit ami de la poste. Mettez sur vos paquets : « À M. Dubois[1], etc., » afin qu’il n’arrive point de malentendu.

Je m’en vais donc, ma chère bonne, vous entretenir aujourd’hui ce qui s’appelle de la pluie et du beau temps ; car je n’ai vos lettres que le vendredi et j’y réponds le dimanche. Je commence donc par la pluie ; car pour le beau temps, je n’ai rien à vous dire ; il a huit jours qu’il fait ici une pluie continuelle : Je dis continuelle, puisqu’elle n’est interrompue que par des orages. Je ne puis sortir ; mes ouvriers sont dispersés chacun chez soi ; mon fils est à Rennes. Je suis dans une tristesse épouvantable ; la Mousse est tout chagrin aussi : nous lisons, cela nous soutient la vie. Nous avons cru qu’il falloit envoyer votre frère à Rennes voir le premier président[2], et beaucoup d’amis que j°y ai conservés. S’il a du temps, je lui conseillerai aussi d’aller voir M. de Coetquen[3] ; il est en âge de rendre ces sortes de devoirs. Il y eut encore dimanche un bal à Vitré.. J’ai peur qu’il ne trouve de bonne compagnie dix à douze hommes à qui il donna à souper à la Tour de Sévigné[4] ; il les faut souffrir, mais il faut bien se garder de les trouver bons. Il y eut une jolie querelle sur un rien : un démenti se fit entendre, on se jeta entre-deux ; on parla beaucoup, on raisonna peu ; Monsieur le marquis eut l’honneur d’accommoder cette affaire et puis il partit pour Rennes.

Il y a de grandes cabales à Vitré : Mlle de Croque-Oison se plaint de Mlle du Cernet, parce que l’autre jour il y eut des oranges douces à un bal qu’on lui donnoit, dont on ne lui fit point de part. Il faudroit entendre la-dessus Mlle du Plessis et la Launay, comme elles possèdent bien les détails de cette affaire. Mlle du Plessis laisse périr toutes les affaires qu’elle a à Vitré, et ne veut pas y mettre le pied, de peur de me donner de la jalousie de sa nouvelle amie ; et même l’autre jour, pour me donner un entier repos, elle m’en dit beaucoup de mal. Quand il fait beau, cela me fait rire ; mais quand il pleut, je lui donnerois volontiers un soufflet, comme vous fîtes un jour.

Mme de Coulanges me mande qu’elle n’a point de nouvelles de Brancas, sinon que de ses six chevaux de carrosse il ne lui en est resté qu’un, et qu’il est le dernier qui s’en est aperçu. On ne me mande rien de nouveau : notre petite d’Alègre est chez sa mère ; on croit que M. de Seignelai[5] l’épousera. Je crois que vous ne manquerez pas de gens qui vous mandent tout ; pour moi, je méprise les petits événements ; j’en voudrois qui pussent me donner de grands étonnements. J’en ai eu ce matin dans le cabinet de l’abbé. Nous avons trouvé, avec ses jetons qui sont si justes et si bons, que j’aurois eu cinq cent trente mille livres de bien, en comptant mes petites successions. Savez-vous bien que ce que m’a donné notre cher abbé n’ira pas à moins de quatre-vingt mille francs (hélas ! vous croyez bien que je n’ai pas d’impatience de l’avoir) ? et cent mille francs de Bourgogne[6]. Voilà qui est venu depuis que vous êtes mariée. Le reste, c’est cent mille écus en me mariant, dix mille écus de Monsieur de Chalon[7], et vingt mille francs d’autres partages de certains oncles[8]. Mais n’admirez-vous point où ma plume me jette, ma chère enfant ? Je ferois bien de vous dire combien je vous aime tendrement, combien vous êtes les délices de mon cœur et de ma vie, et ce que je souffre tous les jours, quand je fais réflexion en quel endroit la Providence nous a placées pour la passer. Voilà de quoi je compose ma bile : je souhaite que vous n’en composiez point la vôtre ; vous n’en avez pas besoin en l’état où vous êtes. Vous avez un mari qui vous adore : rien ne manque à votre grandeur. Tâchez seulement de faire quelque miracle à vos affaires, qui ne vous rende point le retour de Paris entièrement impossible ; qu’il ne soit retardé que par les devoirs de votre charge, et point par nécessité. Voilà qui est bien aisé à dire, je voudrois qu’il le fût encore plus à faire ; les souhaits n’ont jamais été défendus.

Je viens d’écrire à Monsieur de Marseille, et comme il m’assure qu’il aura toute sa vie un respect extraordinaire pour l’évêque de Marseille[9], je le conjure aussi d’être persuadé que j’aurai toute ma vie une considération extrême pour la Marquise de Sévigné. Ma lettre sera capable de le faire crever, s’il a pour vous de méchantes intentions. Je le prends très-simplement sur toutes ses paroles ; je ne vais point plus loin ; je m’en tiens à ses protestations : je compte là-dessus et reprends le fil de notre amitié de l’hôtel de Nevers, revue et augmentée par l’alliance de M. de Grignan qu’il a tant souhaitée et dont il est parent. Du moins, s’il est capable de quelque remords, il doit être embarrassé quand il remarquera la bonne foi qui est entre nous. J’ai adressé la lettre au gros abbé[10]. À propos, il dit que vous faites bien l’entendue.

On me mande que Mme de Valavoire[11] est à Paris, qui dit des biens de vous inimaginables[12]. Elle ne se peut taire de votre beauté, de votre civilité, de votre esprit, de votre capacité, et même de votre coiffure que vous avez devinée, et que vous exécutez comme au milieu de la cour. Mme de la Troche et moi nous avons l’honneur de vous l’avoir assez bien représentée, pour vous faire faire ce petit miracle. Elle est encore à Paris, cette Troche ; elle viendra à la fin de ce mois chez elle. Pour moi, je ne sais encore ce que me feront les états[13] ; je crois que je m’enfuirai de peur d’être ruinée. C’est une belle chose que d’aller dépenser mille écus en fricassées et en dîners pour l’honneur d’être la maison de plaisance de M, et de Mme de Chaulnes[14], de Mme de Rohan, de M. de Lavardin et de toute la Bretagne, qui, sans me connoître, pour le plaisir de vouloir contrefaire les autres, ne manqueront pas de venir ici : nous verrons. Je regrette seulement de quitter M. d’Harouys, et cette maison où je n’aurai pas encore fait la moitié des affaires que j’y ai.

Une de mes grandes envies, c’est d’être dévote ; j’en tourmente tous les jours la Mousse. Je ne suis ni à Dieu, ni au diable : cet état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable, parce qu’on craint Dieu, et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi, parce que sa loi est dure, et qu’on n’aime point à se détruire soi-même. Cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m’inquiète point du tout ; j’entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait : il faut donc en sortir, et voilà la difficulté. Mais peut-on jamais être plus insensée que je le suis en vous écrivant à l’infini toutes ces rapsodies ? Ma chère enfant, je vous demande excuse à la mode du pays ; je cause avec vous, cela me fait plaisir. Gardez-vous bien de m’y faire réponse ; mandez-moi seulement des nouvelles de votre santé, un demi-brin de vos sentiments, pour voir seulement si vous êtes contente et comme vous trouvez Grignan : voilà tout. Aimez-moi ; quoique nous ayons tourné ce mot en ridicule, il est naturel, il est bon ; et pour moi, je ne vous dirai point si je suis à vous, de quel cœur, ni avec quelle tendresse naturelle. J’embrasse le Comte. Notre abbé vous adore et la Mousse.


  1. Lettre 174 (revue sur une ancienne copie). — I. Commis de la poste à Paris. Il est souvent parlé de lui dans la Correspondance.
  2. Voyez la note 4 de la lettre du 5 août suivant.
  3. Malo, marquis de Coetquen et comte de Combourg, était gouverneur de Saint-Malo. Il mourut en avril 1679. Il avait épousé Marguerite de Rohan Chabot, sœur du duc de Rohan, de Mme de Soubise et de Mme d’Espinoy, cadette de l’une, aînée de l’autre. Elle est célèbre par la passion que Turenne eut pour elle… Elle mourut en Bretagne (1720), où elle s’était retirée depuis assez longtemps dans ses terres. Voyez Saint-Simon, tome XVIII, p. 4.
  4. Voyez la note 6 de la lettre du 12 août suivant.
  5. 5. Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelai, fils aîné de Colbert, ministre secrétaire d’État au département de la marine. C’est sous son administration que la marine française fut placée au premier rang. Il aimait les lettres, et ceux qui les cultivaient. La neuvième épître de Boileau lui est adressée. Le projet de mariage dont Mme de Sévigné parle ici se réalisa. Le marquis de Seignelai épousa, le 8 février 1675, Marie-Marguerite d’Alègre ; il la perdit le 16 mars 1678 : voyez la lettre de Mme de Sévigné au comte de Bussy, du 18 mars 1678. Il mourut lui-même le 3 novembre 1690, à trente-neuf ans. Il s’était remarié en septembre 1679 avec Catherine-Thérèse de Matignon, marquise de Lonrai, fille du comte de Thorigny, qui épousa en secondes noces (1696) le comte de Marsan et mourut trois ans après.
  6. 6. C’était la succession du président Frémyot, cousin de Mme de Sévigné. Voyez les lettres 101, 102.
  7. 7. Jacques de Neuchèse, grand-oncle de Mme de Sévigné. Il lui avait fait ce don par contrat de mariage. Voyez la Notice, p. 34.
  8. 8. Les 530 000 livres de bien de Mme de Sévigné, si l’on compare le prix du marc d’argent monnaie, représentent, vers le milieu du dix-septième siècle, 959300 francs d’aujourd’hui. Si l’on compare le pouvoir de l’argent, la différence est plus grande : cette même fortune, au milieu du dix-septième siècle, équivaut à plus de deux millions de francs possédés vers 1840 ; et à la fin du dix-septième siècle, à plus de dix-sept cent mille francs. Voyez Leber, Appréciation de la fortune privée, 2e édition, p. 104.
  9. 9. Voyez la lettre précédente, p. 236.
  10. 10. L’abbé de Pontcarré. Voyez la note 11 de la lettre 164.
  11. 11. Marie Amat, femme de François-Auguste marquis de Valavoire de Vaulx, lieutenant général des armées du Roi. Elle était sœur de la marquise de Buzanval, et de Mme de Forbin Soliers. Le marquis et la marquise de Valavoire assistèrent à la signature du contrat de Mme de Grignan, de la part du Comte : voyez la Notice, p. 329.
  12. 12. Il y a dans le manuscrit : « Qui dit des biens de vous imaginables. » Faut-il peut-être lire : « Qui dit de vous tous les biens imaginables ? »
  13. 13. Qui devaient s’assembler à Vitré, au mois d’août suivant.
  14. 14. Voyez la note 3 de la lettre 181. — Charles d’Albert d’Ailly, troisième fils, et, par la mort de ses aînés, héritier d’Honoré d’Albert duc et maréchal de Chaulnes (frère puîné du connétable de Luynes). Sa mère, Charlotte-Eugénie d’Ailly, était fille unique et héritière de Philibert-Emmanuel d’Ailly, baron de Picquigny, vidame d’Amiens, et de Louise d’Ognies, comtesse de Chaulnes ; elle avait donné, avec son nom, tous ces titres à son mari, d’abord appelé M. de Cadenet. Le duc Charles, qui figure si souvent dans la Correspondance, avait épousé en 1655 Élisabeth le Féron, fille unique de Dreux le Féron, conseiller au parlement, et de Barbe Servien (sœur de la duchesse de Saint-Aignan) ; elle était veuve de Jacques Stuer de Caussade, marquis de Saint-Mégrin, tué au combat de Saint-Antoine (1652). La duchesse de Chaulnes avait perdu en 1657 le fils unique de son premier mariage, et elle n’eut pas d’enfants du second. Le duc mourut le 4 septembre 1698, la duchesse le 5 janvier suivant, « n’ayant pu survivre son mari plus de quelques mois, dit Saint-Simon (tome II, p. 247 et suivante). Ils avoient passé leur vie dans la plus intime union. C’étoit pour la figure extérieure un soldat aux gardes, et même un peu suisse, habillé en femme ; elle en avoit le ton et la voix, et des mots du bas peuple ; beaucoup de dignité, beaucoup d’amis, une politesse choisie, un sens et un desir d’obliger qui tenoient lieu d’esprit, sans jamais rien de déplacé ; une grande vertu, une libéralité naturelle, et noble avec beaucoup de magnificence, et tout le maintien, les façons, l’état et la réalité d’une fort grande dame, en quelque lieu qu’elle se trouvât, comme M. de Chaulnes l’avoit de même d’un fort grand seigneur. Elle étoit, comme lui, adorée en Bretagne et fut pour le moins aussi sensible que lui à l’échange forcé de ce gouvernement (en 1695). » Voyez la Notice, p. 156, 183 et suivantes, 271, 280, 285, 287, et la lettre du 22 juillet 1671. — Sur Mme de Rohan, voyez la note 3 de la lettre 121, et sur M. de Lavardin, la note 5 de la lettre 158.