Lettre 177, 1671 (Sévigné)

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1671

177. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 21e juin.
Réponse au 30e mai et au 2e juin.

Enfin, ma bonne, je respire à mon aise ; je fais un soupir comme M. de la Souche[1] ; mon cœur est soulagé d’une presse et d’un saisissement qui en vérité ne me donnoit aucun repos. Bon Dieu ! que n’ai-je point souffert pendant deux ordinaires que je n’ai point eu de vos lettres ! Elles sont nécessaires à ma vie : ce n’est point une façon de parler ; c’est une très-grande vérité. Enfin, ma chère enfant, je vous avoue que je n’en pouvois plus, et j’étois si fort en peine de votre santé, que j’étois réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde hormis à moi. Je m’accommodois mieux d’avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter l’épouvantable inquiétude que j’avois pour votre santé. Je ne trouvois de consolation qu’à me plaindre à notre cher d’Hacqueville[2], qui, avec toute sa bonne tête, entre plus que personne dans la tendresse infinie que j’ai pour vous : je ne sais si c’est par celle qu’il a pour vous, ou par celle qu’il a pour moi, ou par toutes les deux ; mais enfin il comprend très-bien tous mes sentiments ; cela me donne un grand attachement pour lui. Je me repens de vous avoir écrit mes douleurs ; elles vous donneront de la peine quand je n’en aurai plus ; voilà le malheur d’être éloignés ; hélas ! il n’est pas seul.

Mais savez-vous bien ce qu’elles étoient devenues ces chères lettres que j’attends et que je reçois avec tant de joie ? On avoit pris la peine de les envoyer à Rennes, parce que mon fils y a été. Ces faussetés qu’on dit toujours ici sur toutes choses s’étoient répandues jusque-là ; vous pouvez penser si j’ai fait un beau sabbat à la poste.

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu ; elles sont tellement profanes que je ne comprends pas comme votre saint archevêque[3] les veut souffrir : il est vrai qu’il est Italien, et cette mode vient de son pays ; j’en réjouirai ce soir le bonhomme Coetquen, qui vient souper avec moi. Je suis encore plus contente du reste de vos lettres. Enfin, ma pauvre bonne, vous êtes belle ! Comment ? je vous reconnoîtrois donc entre huit ou dix femmes, sans m’y tromper. Quoi ! vous n’êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[4] ! Quoi ! vous n’êtes point malade à mourir comme je vous ai vue ! Ah ! ma bonne, je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver ; songez que vous ne pouvez rien faire dont je vous sois si sensiblement obligée. C’est à M. de Grignan à vous dire la même chose, et à vous aider dans cette occupation. C’est d’un garçon que vous êtes grosse[5], je vous en réponds ; cela doit augmenter ses soins.

Je vous remercie de vous habiller ; vous souvient-il combien vous nous avez fatigués avec ce méchant manteau noir ? Cette négligence étoit d’une honnête femme ; M. de Grignan vous en peut remercier, mais elle étoit bien ennuyeuse pour les spectateurs[6]. C’est une belle chose, ce me semble, que d’avoir fait brûler les tours blonds et retailler les mouchoirs. Pour les jupes courtes, vous aurez quelque peine à les rallonger. Cette mode vient jusques à nous ; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle, de bonne foi[7], Mlle de Croque-Oison, et l’autre Mlle de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. Ces noms me réjouissent : j’appelle la Plessis Mlle de Kerlouche. Pour vous qui êtes une reine, vous donnerez assurément le bon air à votre Provence ; pour moi, je ne puis rien faire que de m’en réjouir ici.

Ce que vous me mandez sur ce que vous êtes pour les honneurs est extrêmement plaisant.

J’ai vu avec beaucoup de plaisir ce que vous écrivez à notre abbé ; nous ne pouvons, avec de telles nouvelles, nous ôter tout à fait l’espérance de votre retour. Quand j’irai en Provence, je vous tenterai de revenir avec moi, et chez moi : vous serez lasse d’être honorée ; vous reprendrez goût à d’autres sortes d’honneurs et de louanges et d’admiration : vous n’y perdrez rien, il ne faudra seulement que changer de ton. Enfin, nous verrons en ce temps-là.

En attendant, je trouve que les moindres ressources des maisons comme la vôtre sont considérables. Si vous vendez votre terre, songez bien comme vous en emploierez l’argent ; ce sont des coups de partie. Nous en avons vendu une petite où il ne venait que du bled[8], dont la vente me fait un fort grand plaisir et m’augmente mon revenu. Si vous rendez M. de Grignan capable d’entrer dans vos bons sentiments, vous pourrez vous vanter d’avoir fait un miracle qui n’étoit réservé qu’à vous. Mon fils est encore un peu loin d’entrer sur cela dans mes pensées. Il est vrai qu’il est jeune, mais ce qui est fâcheux, c’est que quand on gâte ses affaires, on passe le reste de sa vie à les rapsoder, et l’on n’a jamais ni de repos, ni d’abondance.

J’avois fort envie de savoir quel temps vous aviez en votre Provence, et comme vous vous accommodez des punaises. Vous m’apprenez ce que j’avois dessein de vous demander. Pour nous, depuis trois semaines, nous avons eu des pluies continuelles ; au lieu de dire, après la pluie vient le beau temps, nous disons, après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers en ont été dispersés ; Pilois en étoit retiré chez lui, et au lieu de m’adresser votre lettre au pied d’un arbre, vous auriez pu me l’adesser au coin du feu, ou dans le cabinet de notre abbé, à qui j’ai plus que jamais des obligations infinies. Nous avons ici beaucoup d’affaires ; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, ma bonne, et dont je crois que vous ne douterez pas, c’est que nous sommes bien loin d’oublier cette pauvre exilée. Hélas ! qu’elle nous est chère et précieuse ! Nous en

1671 parlons très-souvent ; mais quoique j’en parle beaucoup, j’y pense encore mille fois davantage, et jour et nuit, et en me promenant (car on a toujours quelques heures), et quand il semble que je n’y pense plus, et toujours, et à toute heure, et à tous propos, et en parlant d’autres choses, et enfin comme on devroit penser à Dieu, si l’on étoit véritablement touchée de son amour[9]. J’y pense d’autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous ; il y a des excès qu’il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique ; il me souvient encore comme il faut vivre pour n’être pas pesante : je me sers de mes vieilles leçons[10].

Nous lisons fort ici. La Mousse m’a priée qu’il pût lire le Tasse avec moi : je le sais fort bien parce que je l’ai très-bien appris ; cela me divertit : son latin et son bon sens le rendent un bon écolier ; et ma routine, et les bons maîtres[11] que j’ai eus, me rendent une bonne maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies, qu’il joue comme Molière ; des vers, des romans, des histoires ; il est fort amusant, il a de l’esprit, il entend bien, il nous entraîne, et nous a empêchés de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous en avions le dessein. Quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale[12] de ce M. Nicole. Il s’en va dans quinze jours à son devoir. Je vous assure que la Bretagne ne lui a point déplu.

J’ai écrit à la petite Deville pour savoir comme vous ferez pour vous faire saigner. Parlez-moi au long de votre santé et de tout ce que vous voudrez. Vos lettres me plaisent au dernier point : pourtant, ma petite, ne vous incommodez point pour m’écrire ; car votre santé va toujours devant toutes choses.

Nous admirons, l’abbé et moi, la bonté de votre tête sur les affaires ; nous croyons voir que vous serez la restauratrice de cette maison de Grignan : les uns gâtent, les autres raccommodent ; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos ; mais le moyen, ma bonne, quand on est à cent mille lieues de vous ? Vous dites fort bien : on se parle et on se voit au travers d’un gros crêpe. Vous connoissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre : pour moi, je ne sais où j’en suis ; je me suis fait une Provence, une maison à Aix, peut-être plus belle que celle que vous avez ; je vous y vois, je vous trouve. Pour Grignan, je le vois aussi ; mais vous n’avez point d’arbres, cela me fâche[13] ; ni de grottes pour vous mouiller ; je ne vois pas bien où vous vous promenez ; j’ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse : si je croyois qu’il vous pût apporter ici par un tourbillon, je tiendrois toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrois, Dieu sait ! Voilà une folie que je pousserois loin ; mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau : il sent bien les anciens Adhémars. Je ne vois pas bien où vous avez mis vos miroirs. L’abbé, qui est exact et scrupuleux, n’aura point reçu tant de remerciements pour rien. Je suis ravie de voir comme il vous aime, et c’est une des choses dont je veux vous remercier, que de faire tous les jours augmenter cette amitié par la manière dont vous vivez avec moi et avec lui. Jugez quel tourment j’aurois s’il avoit d’autres sentiments pour vous ; mais il vous adore.

Dieu merci ! voilà mon caquet bien revenu. Je vous écris deux fois la semaine, et mon ami Dubois prend un soin extrême de notre commerce, c’est-à-dire de ma vie. Je n’en ai point reçu par le dernier ordinaire ; mais je n’en suis point en peine, à cause de ce que vous me mandez. Voilà une lettre que j’ai reçue de ma tante[14].

Votre fille est plaisante ; elle n’a pas osé aspirer à la perfection du nez de sa mère ; elle n’a pas voulu aussi… Je n’en dirai pas davantage ; elle a pris un troisième parti, et s’avise d’avoir un petit nez carré : ma bonne, n’en êtes-vous point fâchée ? Hélas ! pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée ; mirez-vous, c’est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien.

Adieu, ma très-aimable bonne, embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé. Il vous embrasse cet abbé, et votre fripon de frère. La Mousse est bien content de votre lettre ; il a raison, elle est aimable.

La suscription de la lettre originale est : Pour ma très-bonne et très-belle dans son château d’Apolidon[15]


  1. Lettre 177 (revue sur l’autographe ; voyez le spécimen comparatif placé à la suite de l’Avertissement du tome Ier). 1 — Arnolphe de l'École des femmes, ou M. de la Souche, comme il préférait qu’on l’appelât :

    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    (Acte I, scène I)

    — Voyez la scène VI du second acte.

  2. 2. Voyez la lettre précédente.
  3. Le cardinal Grimaldi. Voyez la note 5 de la lettre 157.
  4. Allusion à une héroïne de l’Arioste. La princesse Olympie, abandonnée par Birène dans une île déserte, cherche en vain son époux qui n’est plus à ses côtés ; elle gravit un rocher, et aperçoit dans le lointain la voile qui emporte l’infidèle. À cette vue, elle tombe toute tremblante, plus pâle et plus froide que la neige :

    Tutta tremante si lascio eadere,
    Pin bianca e più che neve fredda in volto.

    (Orlando furioso, canto X, stanza xxxv.)

  5. La prédiction de Mme de Sévigné s’accomplit. Mme de Grignan accoucha, au mois de novembre suivant, du marquis de Grignan. Voyez la lettre du 23 novembre 1671.
  6. Voyez la Notice, p. 98 et suivantes, et p. 111.
  7. Les éditeurs ont fait de cette affirmation badine un nom propre : Mlle de Bonnefoi de Croque-Oison. » — Voyez la note 2 de la lettre 187.
  8. Ces mots sont soulignés dans l’original.
  9. La même pensée est exprimée dans la lettre du 9 février précédent (tome II, p. 51 et suivante).
  10. Comparez la lettre du 11 mars précédent, p. 99 et suivante.
  11. Chapelain et Ménage.
  12. Mme de Sévigné avait d’abord écrit histoire. Elle a rayé ce mot et écrit au-dessus : morale de ce M. Nicole. — Cinq lignes plus bas, il y a une autre rature dans l’autographe ; de tout ce que vous voudrez a été substitué à de toutes façons.
  13. Il n’y en a pas autour du château, mais le pays est ombragé. (Note de l’édition de 1818.)
  14. Mme de la Trousse.
  15. Château magique construit par l’enchanteur Apollidon ; il est décrit au chapitre Ier du IIe livre de l’Amadis de Gaule. On y voyait l’arc des loyaux amants, la chambre défendue, et beaucoup d’autres merveilles. — Voyez la lettre du 7 octobre 1671, et Walckenaer, tome IV, p. 48.