Lettre 193, 1671 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
◄  192
194  ►

1671

193. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Vitré, mercredi 12e août.

Enfin, ma bonne, me voilà en pleins états ; sans cela les états seroient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j’eus cacheté mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour, avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs pages à cheval. C’étoient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin, MM. de Coëtlogon[1], de Locmaria[2], les barons de Guais, les évêques de Rennes, de Saint-Malo[3], les MM. d’Argouges[4], et huit ou dix que je ne connois point ; j’oublie M. d’Harouys, qui ne vaut pas la peine d’être nommé. Je reçois tout cela. On dit et on répondit beaucoup de choses. Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, il sortit d’un des bouts du mail une collation très-bonne et très-galante, et surtout du vin de Bourgogne qui passa comme de l’eau de Forges[5]. On fut persuadé que tout cela s’étoit fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria instamment d’aller à Vitré. J’y vins donc lundi au soir. Mme de Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de Tartuffe, point trop mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet me pensèrent faire pleurer. Cela me fait souvenir de vous si vivement que je n’y puis résister : il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous très-souvent, et je ne cherche pas longtemps mes réponses, car j’y pense à l’instant même, et je crois toujours que c’est qu’on voit mes pensées au travers de mon corps-de-jupe.

Hier je reçus toute la Bretagne à ma Tour de Sévigné[6]. Je fus encore à la comédie : ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes ; c’est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrois que vous eussiez vu l’air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau : quelle légèreté ! quelle justesse ! Il peut défier tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole. Il a soixante mille livres de rente, et sort de l’académie. Il ressemble à tout ce qu’il y a de plus joli, et voudroit bien vous épouser. Au reste, ne croyez pas que votre santé ne soit pas bue ici ; cette obligation n’est pas grande, mais telle qu’elle est, vous l’avez tous les jours à toute la Bretagne. On commence par moi, et puis Mme de Grignan vient tout naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités qu’on me fait sont ridicules, et les femmes de ce pays sont si sottes, qu’elles laissent croire qu’il n’y a que moi dans la ville, quoiqu’elle soit toute pleine. Il y a, de votre connoissance, Tonquedec, le comte des Chapelles[7], Pomenars, l’abbé de Montigny[8], qui est évêque de Saint-Pol-de-Léon, et mille autres ; mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement quand on a dîné ; je n’ai jamais vu tant de bonne chère. Mme de Coetquen est ici avec sa fièvre, Chésières se porte mieux : on a député des états pour lui faire un compliment. Nous sommes polis autant pour le moins que le poli Lavardin : on l’adore ici, c’est un gros mérite qui ressemble au vin de Graves[9]. Mon abbé bâtit, et ne veut pas venir s’établir à Vitré ; il y vient dîner. Pour moi, j’y serai encore jusqu’à lundi ; et puis j’irai passer huit jours dans ma pauvre solitude, et puis je reviendrai dire adieu ; car la fin du mois verra la fin de tout ceci. Notre présent est déjà fait, il y a plus de huit jours : on a demandé trois millions ; nous avons offert sans chicane deux millions cinq cent mille livres, et voilà qui est fait. Du reste, M. le gouverneur aura cinquante mille écus, M. de Lavardin quatre-vingt mille francs, le reste des officiers à proportion : le tout pour deux ans. Il faut croire qu’il passe autant de vin dans le corps de nos Bretons, que d’eau sous les ponts, puisqu’on prend là-dessus l’infinité d’argent qui se donne à tous les états.

Vous voilà, Dieu merci, bien instruite de votre bon pays ; mais je n’ai point de vos lettres, et par conséquent point de réponse à vous faire : ainsi je vous parle tout naturellement de ce que je vois, et de ce que j’entends. Pomenars est divin : il n’y a point d’homme à qui je souhaitasse plus volontiers deux têtes ; jamais la sienne n’ira jusqu’au bout. Pour moi, ma fille, je voudrois déjà être au bout de la semaine, afin de quitter généreusement tous les honneurs de ce monde, et pour jouir de moi-même aux Rochers. Adieu, ma très-chère bonne, j’attends toujours vos lettres avec impatience ; votre santé est un point qui me touche de bien près : je crois que vous en êtes persuadée, et que, sans donner dans la justice de croire, je puis finir ma lettre et dormir en repos sur ce que vous pensez de mon amitié pour vous. Ne direz-vous point à M. de Grignan que je l’embrasse de tout mon cœur[10] aussi bien que vous, ma chère bonne ?


  1. Lettre 193. — 1. Il y avait un marquis de Coëtlogon commissaire du Roi aux états cette année-là. Est-ce René-Hyacinthe, dont la sœur, d’abord fille d’honneur de la Reine, épousa le marquis de Cavoie ; qui était encore gouverneur de Rennes en 1689 et fut compétiteur de Charles de Sévigné à la députation : voyez la Notice, p. 285 ? — Un autre Coëtlogon, Louis, vicomte de Méjusseaume, etc., fut reçu conseiller au parlement de Bretagne en 1623, et eut pour septième fils Alain-Emmanuel, né en 1646, fait maréchal de France quelques jours avant sa mort en 1630, « un des plus braves hommes et des meilleurs hommes de mer qu’il y eût. » Voyez Saint-Simon, tome XIV, p. 107-109. — Enfin un Coëtlogon Méjusseaume, syndic des états de Bretagne, fut exilé par une lettre de cachet en 1718 : voyez encore Saint-Simon, tome XVI, p. 289.
  2. 2. Louis-François du Parc, marquis de Locmaria, devint lieutenant général des armées du Roi. Il mourut en 1709.
  3. 3. L’évêque de Rennes, de 1664 à 1676, fut Charles-François de la Vieuville, fils du premier duc de ce nom, lequel avait été quelque temps surintendant des finances sous Louis XIII, puis sous Mazarin (1651). Le frère de l’évêque fut gouverneur de Philippe d’Orléans (le Régent). — L’évêque de Saint-Malo, de juin 1671 à 1702, fut Sébastien de Guémadeuc, parent des Sévigné, et que la marquise appelait une linotte mitrée. Voyez les lettres des 8 et 15 décembre 1675.
  4. 4. François d’Argouges était, comme nous l’avons dit, premier président du parlement de Rennes, et par suite commissaire du Roi aux états.
  5. 5. Dans les éditions de 1726 : « qui passa pour de l’eau de Forges. » — « Forges (Seine-Inférieure) est renommé pour ses eaux minérales. Il y a toujours pendant l’été un grand concours de François et d’étrangers. On transporte aussi ces eaux, et on prend les eaux de Forges à Paris et ailleurs. » (Dictionnaire de Trévoux.) — Voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome II, p. 446 et suivantes, et l'Appendice du tome II, p. 515.
  6. 6. Maison de ville de Mme de Sévigné, située sur le rempart de Vitré : c’était un fief relevant du duc de la Trémouille, baron de Vitré. Une tour des fortifications en dépendait, mais elle a été rasée et il n’en subsiste plus que les premières assises (voyez la lettre du 26 août suivant). Une grande habitation remplaça cette maison vers 1720 ; c’est aujourd’hui l'Hôtel de Sévigné, très-fréquenté des touristes.
  7. 7. Le comte des Chapelles, petit-fils de François de Rosmadec, comte des Chapelles, qui fut condamné à mort et exécuté, avec le comte de Bouteville, en vertu d’un arrêt du 21 juin 1627. Il était frère du marquis de Molac et intimement lié avec Mme de Sévigné.
  8. 8. Frère d’un avocat général au parlement de Rennes. Il paraît avoir eu quelque talent pour la poésie, et avait été reçu l’année précédente à l’Académie française. Il mourut cette année même (le 28 septembre), peu de temps après avoir pris possession de son siège. Les recueils manuscrits du temps contiennent plusieurs pièces qui portent son nom ; d’autres ont été publiées dans le Recueil de Sercy et dans celui de Pellisson et de Mme de la Suze. Dans les papiers de Conrart il y a de lui une description de la fête donnée à Versailles le 18 juillet 1668 et à laquelle Mme de Sévigné assista avec sa fille. — Voyez les lettres des 23, 27 et 30 septembre suivant.
  9. 9. Le vin de Graves, et en général les vins de Bordeaux, étaient peu appréciés au dix-septième siècle. Les vins de Champagne et ceux de Bourgogne (les premiers surtout) étaient les seuls estimés. C’est, dit-on, le maréchal de Richelieu qui mit les vins de Bordeaux à la mode.
  10. 10. Voyez la lettre précédente, p. 315.