Lettre 194, 1671 (Sévigné)

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1671

194 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Vitré, dimanche 16e août.

Quoi ! ma bonne, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m’en effraye pas ! Vous voulez accoucher à Grignan, et vous voulez que je ne m’en inquiète pas ! Ma bonne, priez-moi en même temps que je ne vous aime guère ; mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon cœur, c’est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. Je prie M. Deville de faire tous les soirs une ronde pour éviter les accidents du feu. Eh quoi ? si le hasard n’avoit fait lever M. de Grignan plus matin que le jour, voyez un peu, ma bonne, où vous en étiez, et ce que vous deveniez avec votre château. Je crois que vous n’avez pas oublié à remercier Dieu : pour moi j’y ai trop d’intérêt pour ne l’avoir pas fait.

Je crois que vous n’avez pas oublié aussi d’écrire ou de faire faire un compliment par M. d’Hacqueville à Mme et à M. de Lavardin[1]. Je serois bien ici en main pour le leur faire tout à mon aise ; mais quoiqu’il fût vrai, il ne seroit pas vraisemblable. Il fait ici l’amoureux d’une petite madame : je trouvai que c’étoit une contenance dont il a besoin comme d’un éventail.

Vous faites trop d’honneur assurément à notre petit Dubois[2]. Vous n’êtes point sa très-humble servante, quelque plaisir qu’il vous fasse ; vous avez de l’affection pour lui ; vous lui êtes bien obligée de la peine ; vous n’en serez point ingrate dans les occasions de lui témoigner votre bonne volonté. Pour moi, si je me croyois, j’en dirois trop : enfin, il est précisément l’homme présentement qui me donne le plus sensible plaisir ; il mande qu’il va écrire à Lyon, et qu’il y a en cet endroit du malentendu à nos lettres ; car enfin, quoique vous m’écriviez deux fois la semaine, je n’en reçois qu’une à la fois. Il y en a eu quelques-unes où j’en ai eu deux, mais beaucoup où je n’en ai eu qu’une, comme aujourd’hui par exemple, et si vous saviez quelle perte c’est pour moi qu’une de vos lettres, vous verriez clairement le chagrin que cela me donne. Mon petit M. Dubois y fera de son mieux

Je voudrois bien que vous eussiez un fils, comme Mme de Simiane. D’où est la sage-femme qui l’a si bien accouchée ? Parlez-moi souvent de ce qui touche votre personne. Pecquet vous enverra son avis sur vos chaleurs de sang : vous en ferez ce que vous jugerez à propos ; son conseil ne vous sauroit faire de mal.

J’ai dit à Mme de Chaulnes les compliments que vous lui faites ; elle les a reçus d’une manière, et vous en rend de si bons, que je suis persuadée qu’elle voudroit, au prix des Molac et des Lavardin[3], que vous fussiez sa lieutenante générale : il n’y a que ces charges de belles ; les lieutenants de Roi ne sont pas dignes de porter votre robe. Je suis encore ici ; Mme de Chaulnes fait de son mieux pour m’y retenir, et M. de Chaulnes : ce sont sans cesse des distinctions, peut-être peu sensibles pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays. Je ne m’en accommoderois pas comme elles, avec toute ma civilité et ma douceur. Vous croyez bien que sans cela je ne demeurerois pas ici, où je n’ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pied nous ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier[4] de grandes dévotions, et demain je m’en vais aux Rochers, où je serai ravie de ne plus voir de festins, et d’être un peu à moi. Je meurs de faim au milieu de toutes ces viandes, et je proposois l’autre jour à Pomenars d’envoyer accommoder un gigot de mouton à la Tour de Sévigné pour minuit, en revenant de chez Mme de Chaulnes. Enfin, soit par besoin ou par dégoût, je meurs d’envie d’être dans mon mail et manger ma petite poitrine[5] : j’y serai huit ou dix jours. Notre abbé, et la Mousse, et Marphise, ont grand besoin de ma présence ; ces deux premiers viennent pourtant dîner ici quelquefois.

J’ai cent baisemains à vous faire ; il est très-souvent question ici de Mme la gouvernante de Provence : c’est ainsi que M. de Chaulnes vous nomme en commençant votre santé.

On contoit hier au soir à table qu’Arlequin[6], l’autre jour, à Paris, portoit une grosse pierre sous son petit manteau. On lui demandoit ce qu’il vouloit faire de cette pierre ; il dit que c’étoit un échantillon d’une maison qu’il vouloit vendre : cela me fit rire ; je jurai que je vous le manderois. Si vous croyez, ma bonne, que cette invention[7] fût bonne pour vendre votre terre, vous pourriez vous en servir.

Que dites-vous du mariage de Monsieur[8] ? Ce sont des traits de la Palatine[9] : c’est sa nièce et celle de la princesse de Tarente. Vous comprenez bien la joie qu’aura Monsieur de se marier en cérémonie. Quelle joie encore d’avoir une femme qui n’entende pas le françois ! On dit qu’elle est belle ; du reste elle n’est pas plus riche que Mlle de Grancey[10]. On dit que le jour que ce mariage fut déclaré, les Anges[11] disparurent pour huit jours, ne pouvant soutenir les premiers jours de cette nouvelle. Hélas ! si cette Madame pouvoit nous bien représenter celle que nous avons perdue[12] !

Mme de la Fayette me mande qu’elle alloit vous écrire, mais que la migraine l’en empêche ; elle est fort à plaindre de ce mal : je ne sais s’il ne vaudroit pas mieux n’avoir pas autant d’esprit que Pascal, que d’en avoir les incommodités[13]. La date de votre lettre est admirable : voilà qui est donc bien, ma bonne ; je n’ai que vingt ans ; puisqu’il est ainsi, vous n’avez pas sujet de craindre pour ma santé ; n’en soyez point en peine, songez seulement à la vôtre. Cette émotion que la crainte du feu vous a donnée me déplaît beaucoup : ce fut la vraie raison de votre accouchement de Livry : tâchez, ma bonne, d’éviter autant que vous pourrez tout ce qui vous peut émouvoir. J’aime déjà ce chamarier de Rochebonnet[14] ; c’est une bonne roche que celle dont vous me dépeignez son âme : c’est à M. de Grignan que j’adresse cette gentillesse, comme à celui qui m’y saura mieux répondre. Je suis bien aise d’avoir encore une maison assurée à Lyon, outre celle de l’intendant.

Autant qu’un voyage en ce monde peut être sûr, celui de Provence l’est pour l’année qui vient. Ma chère enfant, gouvernez-vous bien entre ci et là : c’est mon unique soin, et la chose du monde dont je vous serai la plus sensiblement obligée[15] ; c’est là que vous pouvez me témoigner solidement l’amitié que vous avez pour moi. Il me semble que vous voyez bien des Provençaux à Grignan. Si vous saviez aussi, ma bonne, la quantité de Bretons que l’on voit tous les jours ici, cela n’est pas imaginable. Vous me ravissez quand vous me dites que vous aimez le Coadjuteur, et qu’il vous aime : j’ai cette union dans la tête ; il me semble qu’elle est entièrement nécessaire à votre bonheur ; conservez-la, et prenez de ses conseils pour vos affaires. Notre abbé vous adore toujours. La petite Mousse[16] a une dent de moins, et ma petite-fille une dent de plus : ainsi va le monde. Je bénis Flachère de vous avoir sauvée du feu, et je vous embrasse plus tendrement, mille fois plus que je ne vous le puis dire. Adieu, ma très-chère et très-aimable. Chésières s’est guéri au bruit du trictrac de chez M. d’Harouys, qui vous adore, ce d’Harouys.


  1. Lettre 194 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez les lettres du 2 et du 9 août précédent.
  2. 2. Le commis de la poste dont il a été déjà parlé, qui prenait soin de faire passer promptement en Bretagne les lettres adressées à Mme de Sévigné.
  3. 3. Tous deux lieutenants généraux en Bretagne. — « Les lieutenants généraux étaient chargés… de l’administration des provinces sous l’autorité des gouverneurs… Les lieutenants de Roi étaient des gouverneurs de villes importantes, ordinairement de ports et de forteresses, qui ne relevaient que du Roi. Ils avaient été institués primitivement par défiance contre les gouverneurs dans les deux provinces de Bretagne et de Normandie. » (Dictionnaire historique des institutions de la France, de M. Chéruel.)
  4. 4. Le jour de l’Assomption.
  5. 5. C’est là le texte du manuscrit. Quoiqu’il se comprenne fort bien, on pourrait être tenté de lire, en comparant ce passage à la lettre 195, p. 329 : « ménager ma petite poitrine. »
  6. 6. On lit dans le manuscrit : « que Harlequin, » avec une h aspirée, comme dans ce vers du Passage de Gibraltar de Saint-Amant :

    Tandis que l’autre s’évertue
    À faire ici le Harlequin.

  7. 7. Il y a dans le manuscrit imitation, au lieu d’invention.
  8. 8. Avec la princesse Élisabeth-Charlotte de Bavière, comtesse palatine du Rhin. Voyez la note 4 de la lettre 213.
  9. 9. Anne de Gonzague. Voyez la note 3 de la lettre 213.
  10. 10. Mlle de Grancey passait pour être la maîtresse de Monsieur.
  11. 11. Voyez la note de la lettre du 6 avril 1672.
  12. 12. Henriette d’Angleterre, première femme de Monsieur. — Le chevalier de Perrin a passé tout ce morceau, depuis : On dit qu’elle est belle. Notre manuscrit et l’édition de la Haye donnent le nom propre Grancey ; l’édition de Rouen n’a que l’initiale. Dans celle de la Haye, la dernière phrase est : « Cette Madame ne représentera guère bien celle que nous avons perdue. »
  13. 13. Pascal avoit été sujet à de grands maux de tête.
    (Note de Perrin.)
  14. 14. Dignitaire du chapitre de Saint-Jean de Lyon, frère du mari de Thérèse, sœur du comte de Grignan : voyez la note 5 de la lettre 185 — On appelait chambrier dans quelques églises, et à Lyon chamarier, le chanoine chargé d’administrer les revenus du chapitre.
  15. 15. C’est la leçon du manuscrit et des deux éditions de 1726. Perrin a corrigé la en le.
  16. 16. Nous avons vu dans la lettre 184 que l’abbé la Mousse (car c’est lui que Mme de Sévigné nomme ainsi) avait une fluxion sur les dents.