Lettre 195, 1671 (Sévigné)

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195. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 19e août.

Vous me dites fort plaisamment l’état où vous met mon papier parfumé. Ceux qui vous voient lire mes lettres croient que je vous apprends que je suis morte, et ne se figurent point que ce soit une moindre nouvelle. Il s’en faut peu que je ne me corrige de la manière que vous l’avez imaginé ; j’irai toujours dans les excès pour ce qui vous sera bon, et qui dépendra de moi. J’avois déjà pensé que mon papier pourroit vous faire mal, mais ce n’étoit qu’au mois de novembre que j’avois résolu d’en changer ; je commence dès aujourd’hui, et vous n’avez plus à vous défendre que de la puanteur.

Vous avez une assez bonne quantité de Grignans ; Dieu vous garde de la tante[1], elle m’incommode d’ici. Les manches du chevalier font un bel effet à table : quoiqu’elles entraînent tout, je doute qu’elles m’entraînent aussi ; quelque foiblesse que j’aie pour les modes, j’ai une grande aversion pour cette saleté : elles feroient une belle provision à Vitré ; je n’ai jamais vu une si grande chère. Nulle table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze qui y sont : aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n’ont que cette ressource pour manger. Je partis lundi de cette bonne ville, après avoir dîné chez Mme de Chaulnes, et lui avoir fait vos compliments et à Mlle de Murinais[2]. La Murinais voulut lire son nom, doutant de son bonheur. Je crois que cette fille vous plairoit ; elle a quelque chose dans l’humeur qui ne vous seroit pas désagréable. On ne peut jamais les mieux recevoir, ni vous en rendre de plus tendres.

Toute la Bretagne étoit ivre ce jour-là. Nous avions dîné à part. Quarante gentilshommes avoient dîné en bas, et avoient bu chacun quarante santés : celle du Roi avoit été la première, et tous les verres cassés après l’avoir bue ; le prétexte étoit une joie et une reconnoissance extrême de cent mille écus que le Roi a donnés à la province sur le présent qu’on lui a fait, voulant récompenser la bonne grâce qu’on a eue à lui obéir, par cet effet de sa libéralité. Ce n’est donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq cents. Le Roi a écrit de sa propre main mille bontés pour sa bonne province de Bretagne. Le gouverneur a lu la lettre aux états ; après en avoir demandé la copie pour l’enregistrer[3], il s’est élevé un cri jusqu’au ciel de « Vive le Roi[4], » et ensuite on s’est mis à boire, mais à boire, Dieu sait ! M. de Chaulnes n’a pas oublié dans une si belle occasion la santé de la gouvernante de Provence, et un Breton ayant voulu nommer votre nom et ne le sachant pas, s’est levé, et a dit tout haut : « C’est donc à la santé de Mme de Carignan. » Cette sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d’Harouys jusqu’aux larmes. Les Bretons ont continué, croyant bien dire, et vous ne serez d’ici à plus de huit jours[5] que Madame de Carignan ; quelques-uns disent la comtesse de Carignan : voilà en quel état j’ai laissé les choses.

J’ai fait voir à Pomenars ce que vous dites de lui. Il veut vous écrire, et en attendant je vous assure qu’il est si hardi et si effronté, que tous les jours du monde il fait quitter la place au premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur général ; mais cela n’est pas une affaire : c’est Bussy tout à fait. Mme de Coetquen[6] venoit de recevoir la nouvelle de la mort de sa petite fille ; elle s’étoit évanouie. Elle est très-affligée, et dit que jamais elle n’en aura une si jolie ; mais son mari en est inconsolable. Il revient de Paris, après s’être accommodé avec le Bordage : c’étoit la plus grande affaire du monde. Il a donné tous ses ressentiments à M. de Turenne[7]. Vous ne vous en souciez guère ; mais cela se trouve au bout de ma plume.

Il y avoit dimanche un bal. Il y avoit une basse Brette qu’on nous avoit assuré qui levoit la paille. Ma foi, elle étoit ridicule et faisoit des haut-le-corps qui nous faisoient éclater de rire ; mais il y avoit d’autres danseuses et d’autres danseurs qui nous ravissoient.

Si vous me demandez comme je me trouve ici après tout ce bruit, je vous dirai que j’y suis transportée de joie. J’y serai pour le moins huit jours, quelque façon qu’on me fasse pour me faire retourner. J’ai un besoin de repos qui ne se peut dire, j’ai besoin de dormir, j’ai besoin de manger (car je meurs de faim à ces festins), j’ai besoin de me rafraîchir, j’ai besoin de me taire : tout le monde m’attaquoit, et mon poumon étoit usé. Enfin, ma bonne, j’ai trouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons : tout cela m’est uniquement bon, en l’état où je suis. Quand je commencerai à m’ennuyer, je m’en retournerai. Il y a dans cette immensité de Bretons des gens qui ont de l’esprit ; il y en a qui sont dignes de me parler de vous.

J’ai été blessée, comme vous, de l'enflure du cœur[8] : ce mot d’enflure me déplaît ; et pour le reste, ne vous avois-je pas dit que c’étoit de la même étoffe que Pascal ? Mais cette étoffe est si belle qu’elle me plaît toujours. Jamais le cœur humain n’a mieux été anatomisé que par ces Messieurs-là. Continuez à nous en mander votre avis ; la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n’en ai lu que vingt feuillets. Notre abbé n’a point reçu de lettres de vous. Elles étoient sans doute avec mes paquets qui

ont été perdus, ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis mille fois, que je regarde, que j’approuve. N’est-ce pas un grand déplaisir pour moi de savoir que vous m’en écriviez deux toutes les semaines, et de n’en avoir reçu qu’une plus de quatre semaines de suite ? Si c’étoit pour vous soulager, je l’approuverois, et même je vous le conseillerois ; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous aviez le mémoire de vos dates, vous verriez bien celles qui vous manquent ; vous l’aviez pour ce fripon de Grignan ; faut-il que je l’embrasse après cette préférence ? Parlez-moi de Mme de Rochebonne[9], et faites des amitiés à mon cher Coadjuteur et au bel air du Chevalier : je lui défends de monter à cheval devant vous[10]. On me mande que mes petites entrailles[11] se portent bien. Elles vont être habillées ; cela est joli, de petites entrailles avec une robe.

Si Mme de Simiane vouloit savoir des nouvelles de son premier sénéchal[12], vous lui pourriez dire qu’il planta là cette maîtresse qu’il avoit ; qu’après elle, il épousa la femme d’un homme qui enfin la lui laissa sans façon ; et que présentement il l’a laissée pour une autre toute mariée aussi, qu’il a enlevée de vive force. C’est l’une des plus belles choses du monde ; mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’il a un cadet qui en a fait autant en basse Bretagne : on lui a envoyé des gardes pour l’amener ici. Il y a des gens dont l’étoile fait rire.

Vous serez aise de voir Mme de Senneterre[13] : embrassez-la pour moi ; elle le voudra bien. Notre abbé vous aime chèrement et voudroit bien vous servir. Pour moi, ma bonne, que ne voudrois-je point ? Peut-on aimer quelqu’un, peut-on penser à une personne, autant que je vous aime et que je pense à vous ? Tonquedec m’a fait jurer de vous faire ses baisemains, et encore plus à M. de Grignan : il se vante de l’aimer de tout son cœur. Mandez-moi un mot de lui, je le lui ferai savoir en basse Bretagne. Il n’est pas assez heureux pour être changé, et, comme vous savez, je ne l’avois pas vu depuis la vallée de Josaphat[14] : c’étoit assez pour avoir mis du plomb dans sa tête ; mais il y a des têtes qui ne se lestent jamais.

M. d’Harouys est aussi étonné que vous de l’aventure de Mme de Lyonne[15]. Votre raisonnement est bon ; mais quoique son mari fût accoutumé d’être cocu pour lui, il ne l’étoit pas pour son gendre ; et c’est ce qui l’a fait éclater, car vous savez bien l’honnête métier de la mère.

Vous avez fait des merveilles d’écrire à Mme de Lavardin : je le souhaitois, vous avez prévenu mes desirs.

Voilà tout présentement le laquais de l’abbé qui, se jouant comme un jeune chien avec l’aimable Jacquine, l’a jetée par terre, lui a rompu le bras, et démis le poignet. Les cris qu’elle fait sont épouvantables, c’est comme si une Furie s’étoit rompu le bras en enfer. On envoie querir cet homme qui vint pour Saint-Aubin[16]. J’admire comme les accidents viennent, et vous ne voulez pas qui j’aie peur de verser ? c’est cela que je crains ; et si quelqu’un m’assuroit que je ne me ferois point de mal, je ne haïrois pas à rouler quelquefois cinq ou six tours dans un carrosse ; cette nouveauté me divertiroit : mais un bras rompu me fera toujours peur après ce que je viens de voir. Adieu, ma très-chère et très-aimable bonne ; vous savez bien comme je suis à vous, et que l’amour maternelle y a moins de part que l’inclination.


  1. Lettre 195. — 1. Anne d’Ornano, comtesse d’Harcourt, tante de M. de Grignan. Voyez la note 12 de la lettre 140.
  2. 2. Une note des éditions de 1726 nous apprend ici que, lorsque Mlle de Murinais alla à Rome avec Mme de Chaulnes, « le cardinal Ottoboni prit pour elle tant d’estime que, dès qu’il fut fait pape (en 1689, sous le nom d’Alexandre VIII), il lui écrivit un bref très-obligeant. »
  3. 3. Nous avons suivi le texte de l’édition de la Haye. Dans celle de Rouen, la phrase est construite d’une façon fort irrégulière : « Le Roi a écrit… et après que le gouverneur a lu la lettre aux états, et en avoir demandé la copie… il s’est élevé, etc. »
  4. 4. Le duc de Chaulnes écrivait à Colbert le même jour (19 août 1671) : « J’entrai avant-hier aux états, pour y porter une aussi agréable nouvelle que fut celle de la remise qu’il a plu au Roi de faire de 200 000 liv. de la dernière tenue et de 100 000 liv. pour celle-ci… La fin de mon discours fut suivie d’un Vive le Roi qui résonna longtemps dans toute la salle, d’autant plus que j’assurai en même temps l’assemblée de l’affection du Roi et des marques effectives qu’elle en recevroit toujours dans la conservation de ses priviléges. » Voyez la Correspondance administrative publiée par M. Depping, Paris, 1850, tome I, p. 509.
  5. 5. Dans l’édition de Rouen : « quinze jours. »
  6. 6. Voyez la note 3 de la lettre 174.
  7. 7. Turenne était intimement lié avec Mme de Coetquen. Il lui avait révélé le secret du voyage de Madame Henriette en Angleterre. Par cette indiscrétion, le chevalier de Lorraine, amant de Mme de Coetquen, en avait été instruit, et Monsieur l’avait su, malgré la défense du Roi.
  8. 8. Expression de Nicole. Le traité de la Foiblesse de l’homme commence par ces mots : « L’orgueil est une enflure du cœur par laquelle l’homme s’étend et se grossit en quelque sorte en lui-même… etc. » Essais de morale, tome I, p. 1. La première édition de ce premier volume avait paru à la fin d’avril 1671.
  9. 9. Voyez la note 5 de la lettre 185.
  10. 10. Voyez la note 8 de la lettre 159. — La fausse couche de Livry (4 novembre 1669) avait été causée par la peur qu’éprouva Mme de Grignan en voyant le Chevalier son beau-frère monter un cheval fougueux. Voyez la Notice, p. 110, et la lettre du 6 septembre 1671.
  11. 11. C’est ainsi que Mme de Sévigné nommoit sa petite-fille (Marie-Blanche), qu’elle avoit laissée à Paris en nourrice. (Note de Perrin.)
  12. 12. Sans doute « ce sénéchal de Bennes, qui était si fou, qui a eu tant d’aventures. » Voyez la lettre du 24 juillet 1689.
  13. 13. Voyez la note 6 de la lettre 169.
  14. 14. C’est-à-dire depuis la scène qui avait eu lieu chez Mme de Sévigné au mois de juin 1652, entre le duc de Rohan et le marquis de Tonquedec. Voyez la Notice, p. 58 et suivante.
  15. 15. Voyez la lettre du 2 août 1671, p. 305. — À la ligne suivante, il y a une faute étrange dans l’édition de la Haye : « Quoique son mari fût accoutumé d’être cœur pour lui. » — Le chevalier de Perrin, dans ses deux éditions, ne donne que l’initiale Mme de L***, puis il adoucit ainsi la suite : « Quoique le mari fût accoutumé à sa propre disgrâce, il ne l’étoit pas à celle de son gendre. » Plus loin il a gardé les mots « l’honnête métier, » et s’est montré, contre son ordinaire, moins scrupuleux que l’éditeur de Rouen (1726), qui y a substitué « l’humeur complaisante et même serviable de la mère. »
  16. 16. Charles de Coulanges, seigneur de Saint-Aubin, oncle de Mme de Sévigné, frère de l’abbé de Livry et de Chésières. Voyez la Notice, p. 145.