Lettre 197, 1671 (Sévigné)

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197. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Vitré, mercredi 26e août (dans le cabinet
de Mme de Chaulnes).

On me prie d’abord de vous faire mille amitiés pleines de tendresse et d’estime. Après un si heureux commencement, vous devriez espérer une lettre agréable ; mais je doute fort que cela puisse être, car vous saurez, ma pauvre bonne, que je ne sais rien. Si je vous entretenois de mes pensées, je vous parlerois de vous ; mais vous êtes trop près du sujet pour que cela pût vous divertir. Je vins ici dimanche au soir assez tard. M. de Chaulnes fit la plaisanterie de m’envoyer querir par ses gardes, m’écrivant que j’étois nécessaire pour le service du Roi, et que Mme de Chaulnes m’attendoit à souper. J’y vins, j’y fus reçue en perfection, j’y trouvai beaucoup de monde d’augmentation. Tant pis ! Lundi, M. d’Harouys donna un dîner à M. et à Mme de Chaulnes, à tous les magistrats et commissaires. J’y étois ; l’abbé y vint : le prétexte étoit de voir les réparations que je demande qu’on fasse à la Tour de Sévigné[1] ; on n’y regarda pas. Ce fut le plus beau repas que j’aie vu depuis que je suis au monde ; mais écoutez le malheur. Comme nous montions en carrosse pour y aller, voilà une foiblesse qui prend à M. de Chaulnes, avec le frisson : en un mot, la fièvre. Mme de Chaulnes, tout affligée, s’enferme avec lui ; et Mlle de Murinais et moi nous tenons leur place. M. d’Harouys fut tout mortifié ; tout fut triste : on ne songea qu’à malheur. Le soir la fièvre le quitta ; mais je crois qu’il l’a présentement, et c’est la tierce. Voilà comme les maux viennent ; conservez-vous : si vous étiez dans un autre état, je vous dirois de marcher ; mais je ne le dis pas. Je suis persuadée que la plupart des maux viennent d’avoir le cul sur la selle.

Pomenars vous fait dix mille compliments. Il conte qu’une femme l’autre jour à Rennes ayant ouï parler des medianoches, dit à quatre heures du soir qu’elle venoit de faire medianoche chez la première présidente ; cela est bon, ma bonne, et d’une sotte belle qui veut être à la mode.

Je crois que ma tante vous aura mandé comme elle a retiré la petite de chez la nourrice. Elle est échauffée, et ma tante la remettra bientôt en bon état ; elle ne dormoit pas assez. Enfin je suis ravie que ma tante veuille s’amuser, et Antoine, à la gouverner. Ne vous mettez en peine de rien ; ôtez ce petit soin de votre esprit, vous en avez assez d’autres.

Mme de Villars est très-contente de votre lettre. Elle croit que c’est une réponse à une qu’elle vous a écrite par une autre voie ridicule, c’est-à-dire tout droit de Paris, de sorte qu’elle ne se servira pas si tôt de celle que je lui avois offerte.

Voilà, ma bonne, tout ce que je vous écrirai d’ici ; peut-être que tantôt je dirai encore quelque chose en fermant mon paquet. Quoi qu’il en soit, ma très-aimable bonne, vous savez bien que je suis toute à vous, mais dans la vérité, et nullement par manière de parler.


Je veux vous parler d’un bal qu’il y eut hier : hors les grands bals que nous avons vus, on n’en peut faire un plus joli. Plusieurs beautés de basse Bretagne y brilloient. Connoîtriez-vous Mlle de Lannion[2] ? C’est une très-belle fille, qui danse très-bien : elle a un amant qu’elle va épouser ; il étoit derrière elle ; mais M. de Rohan[3], qui la trouve belle de l’année passée, s’est pendu à son oreille d’une si étrange façon, et elle s’est fichée dans ses cheveux[4] d’une si extraordinaire manière, que l’amant a quitté la place. La demoiselle ne s’en est point émue ; sa mère lui faisoit des yeux, point de nouvelles ; enfin elle a donné dans la seigneurie à bride abattue : cela nous a fort réjouis. Mais sera-t-il possible, ma bonne, que M. de Grignan ne me donne jamais le plaisir de vous voir danser un moment ? Quoi ! je ne reverrai jamais cette danse et cette grâce parfaite qui m’alloit droit au cœur ? J’en vois ici des morceaux séparés, mais je voudrois bien revoir le tout ensemble. Je meurs quelquefois d’envie de pleurer au bal, et quelquefois j’en passe mon envie, sans que personne s’en aperçoive. Certains airs, certaines danses font cet effet très-ordinairement. Mon petit Locmaria a toujours un air charmant. Il fut un peu hier au soir tout auprès de la cadence[5] ; je ne sais s’il n’étoit point ivre : cela se dit ici sans qu’on s’en offense. Adieu, ma très-chère enfant.


  1. Lettre 197. — 1. Ces réparations étaient demandées aux états, parce qu’une tour qui flanquait la maison de Mme de Sévigné et lui avait donné son nom, se trouvait engagée dans les murailles de la ville.
  2. 2. Peut-être l’aînée et la seule mariée des six sœurs du comte de Lannion (mort en 1727, à soixante-quinze ans, lieutenant général des armées et gouverneur de Saint-Malo) : Louise-Renée, fille de Claude, comte de Lannion, gouverneur de Vannes. Elle épousa en 1674 Barthélemy-Hyacinthe-Anne le Sénéchal, marquis de Kercado. —On lit Mlle de Lanion dans les éditions de 1726. Le nom est en blanc dans celle de 1734 ; il n’y a que l’initiale L** dans l’édition de 1754.
  3. 3. Voyez la note 6 de la lettre 191.
  4. 4. Perrin a ajouté : « pour lui répondre. »
  5. 5. Ce membre de phrase n’est pas dans les éditions de 1726, mais seulement dans celles de Perrin.