Lettre 206, 1671 (Sévigné)

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1671

206. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 27e septembre.

Je le veux, ma bonne, ne parlons plus de la perte de nos lettres ; cela ennuie de toute façon : je n’ai pas trop de peine à m’en taire présentement, car, Dieu merci, je les reçois depuis un mois comme je le puis souhaiter, et vous pouvez m’écrire un peu plus franchement qu’à celui qui les avoit prises, et que vous croyiez toujours entretenir quand vous m’écriviez. Cependant, ma bonne, vous voulez fort bien qu’il sache que vous m’aimez, vous ne lui celez rien là-dessus, et vous en parlez, ce me semble, sans crainte d’être entendue. Ce que vous me dites à ce sujet me remplit le cœur. Je vous avoue que je vous crois, et que cette confiance fait l’unique douceur de ma vie et le but de tous mes désirs. Elle est accompagnée de plusieurs amertumes ; mais enfin ce sont des suites nécessaires. Quand on ne souffre que par la tendresse, on trouve de la patience. Je finis toujours ce chapitre le plus tôt que je puis ; je ne le finirois point, si je n’avois un soin extrême de finir.

Je suis ravie, ma bonne, que vous ayez une belle-sœur aimable, et qui vous puisse servir de compagnie et de consolation ; c’est une chose que je vous souhaite à tous moments, et personne n’a plus de besoin que vous d’une société agréable. Sans cela, vous vous creusez l’esprit[1] d’une si étrange manière, que vous vous détruisez vous-même. Vous ne vous amusez point à des bagatelles : vous rêvez noir, ou il vous faut de la conversation. On ne peut être plus contente que je la suis de l’approbation que vous donnez à cette aimable belle-sœur ; je compte que c’est Mme de Rochebonne[2], qui a de l’air du Coadjuteur, et son esprit, et son humeur, et sa plaisanterie. Si vous voulez lui faire mes compliments par avance, vous me ferez beaucoup de plaisir ; mais vous ne voulez pas. Je ne trouve pas que vous vouliez aussi assurer votre premier président[3] de mon très-humble service. Il m’a fait mille compliments par Bandol ; je lui en ai rendu par la même voie et j’ai adressé la lettre droit à Aix. En voilà une de votre évêque, vous y verrez toujours les mêmes précautions : il ne veut pas être pris par le bec ; nous verrons un peu sa manière de peindre. J’espère fort au premier président, et à la présence des Grignans, et à la vôtre, et à la petitesse du présent, et à la bonté de vos raisons. Hélas ! il n’en faut pas tant en Bretagne, et j’ai quelquefois sur le cœur de n’avoir pas demandé dix mille écus pour vous. Plût à Dieu que quelqu’un voulût vous en donner cent comme on les a donnés ici à une seule personne ! Je vous conterai quelque jour ce que je ne veux pas dire ici.

Je commence à voir le temps que je partirai pour la Provence. Ce sera bien pis quand je compterai de Paris ; mais, ma bonne, je vous avoue que je ne compte point de vous laisser après moi : j’en pleurerois dès à présent comme M. du Gué. Je prétends vous ramener avec moi. Je crois qu’après deux ans de Provence, ce sera une chose assez raisonnable. Je vois ce que vous pensez, et c’est cela qu’il faut prévoir de bonne heure, et être persuadée que tout ce qui dépendra de moi vous est acquis. Voilà une de mes grandes douleurs de ne pouvoir pas faire tout ce que mon cœur voudrait ardemment ; mais ce que je puis est toujours assez pour vous ôter de grands embarras et pour vous donner des facilités. Je ne pense qu’à vous, ma bonne, et je ne souhaite et n’imagine rien que par rapport à vous : cela est vrai, et vous le croyez. Plût à Dieu que vous en pussiez voir des effets, tels que je les désire !

Voilà M. de Pompone en état d’être envié. Vous me parlez sur cela bien agréablement. Je m’en vais en écrire au bonhomme[4]. Je vous ai dit tout ce que je savois là-dessus. Il m’a écrit deux fois sur sa faveur, et moi aussi deux fois. Il n’a rien de plus sensible que mon amitié, à ce qu’il me mande, et de voir que mes approbations ont vingt ans d’avance sur toutes celles qu’on va donner à son fils, et vingt ans dont il y a eu des années difficiles à soutenir[5]. Voici un changement extraordinaire, c’est un plaisir que d’être spectateur. En voici encore un du comte de Guiche, qui revient. Je fais la charge de d’Hacqueville qui est depuis vingt jours au chevet du maréchal[6], malade, et qui sans doute vous aura mandé toutes choses, et la visite que le Roi lui fit il y a cinq ou six jours. Je crois que Vardes ne sera pas longtemps à recevoir la même grâce que le comte de Guiche : il me semble que leurs malheurs figurent ensemble[7] ; c’est à vous à nous mander ce qu’on en espère en votre pays.

Voilà une lettre que j’écris à votre évêque ; lisez-la : si vous la trouvez bonne, faites-la cacheter et la lui donnez ; si elle ne vous plaît pas, brûlez-la : elle ne vous oblige à rien. Vous voyez mieux que moi si elle est à propos, ou non ; d’ici je ne la crois pas mal, mais ce n’est point d’ici qu’il en faut juger. Vous savez que je n’ai qu’un trait de plume ; ainsi mes lettres sont fort négligées ; mais c’est mon style, et peut-être qu’il fera autant d’effet qu’un autre plus ajusté. Si j’étois à portée de recevoir votre avis, vous savez combien je l’estime, et combien de fois il m’a réformée ; mais nous sommes aux deux bouts de la France : ainsi il n’y a rien à faire, qu’à juger si cela est à propos ou non, et sur cela, la donner ou la brûler. Ce n’est pas sans chagrin qu’on sollicite une si petite chose, mais il faut se vaincre dans les sentiments qu’on auroit fort naturellement là-dessus. J’ai de plus à vous dire que j’ai vu faire ici des pas pour moins, et que tout ce qui vient tous les ans est excellent, et qu’enfin chacun a ses raisons.

M. et Mme de Chaulnes m’écrivent de six lieues d’ici, avec des tendresses et des reconnoissances de l’honneur que je leur avois fait par ma présence (c’est ainsi qu’ils disent), qu’ils n’oublieront jamais.

Pour vos dates, ma bonne, je suis de votre avis : c’est une légèreté que de changer tous les jours. Quand on se trouve bien du 26e ou du 16e, par exemple, pourquoi changer ? C’est même une chose désobligeante pour ceux qui vous l’ont dit. Un homme d’honneur, un honnête homme vous dit une chose bonnement et comme elle est, et vous ne le croyez qu’un jour ; le lendemain, qu’un autre vous dise autrement, vous le croyez ; vous êtes toujours pour le dernier qui parle : c’est le moyen de faire autant d’ennemis qu’il y a de jours en l’an. Ne prenez point cette conduite, ma bonne, tenez-vous au 26e ou au 16e quand vous vous en trouverez bien ; ne suivez point mon exemple, ni celui du monde corrompu, qui suit le temps et change comme lui. Soyez persuadée qu’au lieu de vouloir vous soumettre à mon calendrier, c’est moi qui approuve le vôtre : je fais juge le Coadjuteur, ou Mme de Rochebonne, si je ne dis pas bien.

J’ai bien envie de savoir si vous aurez vu ce pauvre Coulanges ; cela est bien cruel qu’il ait pris la peine de faire tant de chemin pour vous voir un moment, et peut-être point du tout.

Le pauvre Léon[8] est toujours à l’agonie depuis que je vous ai mandé qu’il se mouroit. Il y est plus que jamais, et il saura bientôt mieux que vous si la matière raisonne. C’est un dommage extrême que la perte de ce petit évêque ; c’étoit, comme disent nos amis[9], un esprit lumineux sur la philosophie. Le vôtre l’est aussi. Vos lettres sont ma vie. Adieu, ma bonne : je ne vous. dis pas la moitié ni le quart de l’amitié que j’ai pour vous.


  1. Lettre 206. — 1. Dans l’édition de Rouen (1726) : « vous vous détruisez l’esprit. »
  2. 2. Voyez la note 5 de la lettre 185.
  3. 3. Forbin d’Oppède, qui mourut au mois de novembre suivant.
  4. 4. Arnauld d’Aiidilly, père de Pompone.
  5. 5. On a vu que Pompone avait partagé jusqu’à un certain degré la disgrâce de Foucquet. Les discussions relatives au formulaire contribuèrent à mettre mal en cour Arnauld d’Andilly et sa famille.
  6. 6. Le maréchal de Gramont, père du comte de Guiche.
  7. 7. Le comte de Guiche et le marquis de Vardes avaient été exilés presque en même temps ; mais l’exil de ce dernier ne finit qu’en 1683. Voyez la note 3 de la lettre 143, et sur le comte de Guiche la note 8 de la lettre du 14 octobre 1671.
  8. 8. L’évêque de Saint-Pol-de-Léon. Voyez la note 8 de la lettre 193.
  9. 9. De Port-Royal. — Au propre on trouve le mot lumineux dès le commencement du seizième siècle ; c’est sans doute cet emploi figuré que Mme de Sévigné attribue à ses amis de Port-Royal. Le Dictionnaire de Furetière et celui de l’Académie de 1694 ne donnent encore que des exemples du sens propre.