Lettre 216, 1671 (Sévigné)

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1671

216. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 1er novembre[1]

Si cette lettre que j’ai perdue, ma fille, étoit comme les trois autres, il en faut pleurer ; car, tout de bon, rien n’est plus agréable que ce que vous écrivez. Vous faites un dialogue entre vous autres, qui vaut toutes choses au monde ; chacun y dit son mot très-plaisamment. Pour vous, ma chère enfant, je vous reconnois bien à consentir plutôt qu’on s’en aille demain, qu’à demeurer avec vous toute sa vie[2]. Cette éternité vous fait peur, comme à moi d’aller en litière avec quelqu’un : je ne veux point vous dire la seule personne du monde avec qui j’y voudrois aller. Je suis fort aise de connoitre Jacquemart et Marguerite[3] : il me semble que je suis avec vous tous, et il me semble que je vous vois et M. de Coulanges. Il faut avouer que vous êtes une honnête femme de vous ajuster comme vous faites en Provence avec votre mari, et d’avoir passé neuf mois avec nous à Paris, comme une vraie demoiselle de Lorraine : vous souvient-il de ce manteau noir, dont vous nous honoriez tous les jours[4] ? J’espère que je renouvellerai tous vos ajustements quand j’arriverai à Grignan ; mais point de grossesse, mon cher Grignan, je vous en conjure tendrement ; ayez pitié de votre aimable femme, laissez-la reposer comme une bonne terre ; si vous me le promettez, je vous aimerai de tout mon cœur. Je comprends, ma fille, la crainte que vous avez de perdre votre premier président[5] ; votre imagination va vite, car il n’est point en danger. Voilà les tours que me fait la mienne à tout moment : il me semble toujours que tout ce que j’aime, tout ce qui m’est bon, va m’échapper ; et cela donne de telles tristesses à mon cœur, que si elles étoient continuelles comme elles sont vives, je n’y pourrois pas résister. Sur cela il faut faire des actes de résignation à l’ordre et la volonté de Dieu. M. Nicole n’est-il pas encore admirable là-dessus[6] ? J’en suis charmée, je n’ai rien vu de pareil. Il est vrai que c’est une perfection un peu au-dessus de l’humanité, que l’indifférence qu’il veut de nous pour l’estime ou l’improbation du monde : je suis moins capable que personne de la comprendre ; mais quoique dans l’exécution on se trouve foible, c’est pourtant un plaisir que de méditer avec lui, et de faire réflexion sur la vanité de la joie ou de la tristesse que nous recevons d’une telle fumée ; et à force de trouver ses raisonnements vrais, il ne seroit pas impossible qu’on s’en pût servir dans certaines occasions. En un mot, c’est toujours un trésor, quoi que nous en puissions faire, d’avoir un si bon miroir des foiblesses de notre cœur. M. d’Andilly est aussi content que nous de ce beau livre.

M. de Coulanges vous a gagné votre argent ; mais vous avez bien ri en récompense : rien ne peut égaler ce qu’il a écrit à sa femme. Je ne crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar, puisqu’il est méchant, je le chasserai ; il est vrai qu’il a un régiment, et qu’il entrera par force. On me mande que ce régiment est une distinction agréable ; mais n’est-ce point aussi une ruine ? Ce que je trouve de bon, c’est que le Roi se soit souvenu d’Adhémar, en absence[7]. Plût à Dieu qu’il se souvînt aussi de son aîné, puisqu’il va bien jusqu’en Suède chercher de fidèles serviteurs ! On dit que M. de Pompone fait sa charge comme s’il n’avoit jamais fait autre chose ; personne ne s’y est trompé.

J’aime le Coadjuteur de m’aimer encore. Adhémar, Chevalier, approchez-vous, que je vous embrasse, je suis attachée à ces Grignans. Il s’en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d’aussi beaux effets qu’en M. de Grignan : j’ai des liens de tous côtés, mais surtout j’en ai un qui est dans la moelle de mes os ; et que fera là-dessus ce beau livre[8] ? Mon Dieu, que je sais bien l’admirer ! mais que je suis loin de cette heureuse indifférence qu’il nous veut inspirer ! Adieu, ma très-chère petite, ne me plaignez-vous point de ce que je m’en vais souffrir, présentement que vous êtes dans votre neuvième ? Monsieur le Comte, j’ai bien de la peine à vous pardonner d’avoir mis encore ma fille en cet état, et je suis bien aise que vous remarquiez quand je ne fais point mention de vous dans mes lettres : voilà justement ce que je voulois. Conservez-vous, ma fille, si vous m’aimez. Je sens de la tristesse de voir tous vos visages de Paris vous quitter l’un après l’autre ; il est vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce pays-là ; il faut que je vous ramène, je vous en ferai demeurer d’accord.

Le mariage de l’abbé d’Effiat n’est point fait, comme on me l’avoit mandé. Il demande du temps pour y penser, et je crois cette affaire rompue.


  1. Lettre 216. — 1. Cette lettre est datée du dimanche 8 novembre dans l’édition de 1734, et du 1er dans celle de 1754. Dans cette dernière, elle commence ainsi : « Si cette première lettre de Coulanges que j’ai perdue… »
  2. 2. Dans l’édition de 1754 — « à consentir que Coulanges s’en aille demain, plutôt qu’à demeurer avec vous toute sa vie. »
  3. 3. C’est ainsi qu’on nomme à Lambesc les deux figures qui frappent les heures à l’horloge du beffroi de cette ville. (Note de Perrin.)
  4. 4. Voyez la lettre du 21 juin précédent, p. 249.
  5. 5. M. de Forbin d’Oppède ; il mourut le 14 novembre.
  6. 6. Voyez dans le tome I des Essais de morale, le traité de la Soumission à la volonté de Dieu.
  7. 7. Dans l’édition de 1734 on lit : « en son absence ; » et à la ligne précédente chevalier de Grignan, au lieu d’Adhémar. Voyez la note 1 de la lettre 214.
  8. 8. Dans l’édition de 1754 : M. Nicole, au lieu de ce beau livre ; et cinq lignes plus bas votre neuf, au lieu de votre neuvième (voyez la note 2 de la lettre 200).