Lettre 234, 1672 (Sévigné)

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1672

234. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mardi 5e janvier.

Le Roi donna hier 4e janvier audience à l’ambassadeur de Hollande[1] : il voulut que Monsieur le Prince, M. de Turenne, M. de Bouillon et M. de Créquy[2] fussent témoins de ce qui se passeroit. L’ambassadeur présenta sa lettre au Roi, qui ne la lut pas, quoique le Hollandois proposa d’en faire la lecture. Le Roi lui dit qu’il savoit ce qu’il y avoit dans la lettre, et qu’il en avoit une copie dans sa poche. L’ambassadeur s’étendit fort au long sur les justifications qui étoient dans sa lettre, et que Messieurs les états s’étoient examinés scrupuleusement, pour voir ce qu’ils avoient pu faire qui déplût à Sa Majesté ; qu’ils n’avoient jamais manqué de respect, et que cependant ils entendoient dire que tout ce grand armement n’étoit fait que pour fondre sur eux ; qu’ils étoient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce qu’il lui plairoit ordonner, et qu’ils la supplioient de se souvenir des bontés que les Rois ses prédécesseurs avoient eues pour eux, auxquelles ils devoient toute leur grandeur. Le Roi prit la parole, et avec une majesté et une grâce merveilleuse, dit « qu’il savoit qu’on excitoit ses ennemis contre lui ; qu’il avoit cru qu’il étoit de sa prudence de ne se pas laisser surprendre, et que c’est ce qui l’avoit obligé de se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin qu’il fût en état de se défendre ; qu’il lui restoit encore quelques ordres à donner, et qu’au printemps il feroit ce qu’il trouveroit le plus avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État ; » et fit un signe de tête à l’ambassadeur, qui lui fit comprendre qu’il ne vouloit pas de réplique. La lettre s’est trouvée conforme au discours de l’ambassadeur, hormis qu’elle finissoit par assurer Sa Majesté qu’ils feroient tout ce qu’elle ordonneroit, pourvu qu’il ne leur en coûtât point de se brouiller avec leurs alliés.

Le même jour, M. de la Feuillade fut reçu à la tête du régiment des gardes[3], et prêta le serment entre les mains d’un maréchal de France (comme c’est la coutume), le Roi présent, qui dit lui-même au régiment qu’il lui donnoit M. de la Feuillade pour mestre de camp, et lui mit la pique à la main[4], chose qui ne se fait jamais que par le commissaire de la part du Roi ; mais Sa Majesté a voulu que nulle faveur ni nul agrément ne manquât à cette cérémonie.

MM. Dangeau et Langlée[5] ont eu de grosses paroles, à la rue des Jacobins[6], sur un payement de l’argent de jeu. Dangeau menaça, Langlée repoussa l’injure par lui dire qu’il ne se souvenoit pas qu’il étoit Dangeau, et qu’il n’étoit pas sur le pied dans le monde d’un homme redoutable. On les accommoda ; ils ont tous deux tort. Les reproches furent violents et peu agréables pour l’un et pour l’autre[7]. Langlée est fier et familier au possible. Il jouoit cet été avec le comte de Gramont[8] ; en jouant au brelan[9], le comte lui dit sur quelque manière un peu libre : « Monsieur de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le Roi. »

Le maréchal de Bellefonds a demandé permission au Roi de vendre sa charge[10]. Jamais personne ne la fera si bien que lui. Tout le monde croit, et moi plus que les autres, que c’est pour payer ses dettes, pour se retirer et songer uniquement à l’affaire de son salut.

M. le procureur de la cour des aides[11] est premier président de la même compagnie : ce changement est grand pour lui ; ne manquez pas de lui écrire, l’un ou l’autre, et que celui qui n’écrira pas écrive dans la lettre de celui

qui écrira. Le président de Nicolaï est remis dans sa charge[12]. Voilà donc ce qui s’appelle les nouvelles.


  1. Lettre 234. — 1. Pierre Grotius, fils de l’auteur du Droit de la guerre et de la paix. Louis XIV était bien résolu à ne lui rien accorder. Il allait faire la guerre à la Hollande, avec le roi d’Angleterre, aux termes du traité d’alliance négocié par Madame au mois de juin précédent. La guerre fut déclarée aux états le 6 avril suivant.
  2. 2. Le duc de Bouillon était grand chambellan de France, et le duc de Créquy premier gentilhomme de la chambre du Roi.
  3. 3. Des gardes françaises. Voyez la lettre 217, p. 409.
  4. 4. On prenoit alors la pique en pareille occasion : aujourd’hui c’est l’esponton (sorte de demi-pique que portaient autrefois les officiers d’infanterie). (Note de Perrin.)
  5. 5. Sur « cet homme de rien, » fils d’une femme de chambre de la Reine mère, et la singulière fortune qu’il fit à la cour par son jeu, sa libéralité, la sûreté de son commerce et son bon goût, voyez Saint-Simon, tome II, p. 385-387. Il mourut en 1708. Il se peut qu’il soit l’original du Périandre de la Bruyère (au chapitre des Biens de fortune). — Sur Dangeau, voyez la note 5 de la lettre 59.
  6. 6. On ne sait pourquoi l’église des Jacobins de la rue Saint-Honoré était, sous Louis XIV, le rendez-vous des courtisans et des galants. « Là se trouve, dit Bussy Rabutin, la fine fleur de la chevalerie. » (Histoire de Paris, par Th. Lavallée, tome II, p. 243.)
  7. 7. Le récit de cette querelle de Dangeau et de Langlée se lit dans l’édition de 1725 et dans celles de 1726 ; il a été retranché dans les éditions de Perrin.
  8. 8. Voyez la note 11 de la lettre 36.
  9. 9. Dans l’édition de 1725 : « au berlan. » Furetière et l’Académie de 1694 donnent la double orthographe berlan ou brelan.
  10. 10. De premier maître d’hôtel du Roi. Voyez la note 8 de la lettre 40, la lettre 146, p. 117, et la lettre du 13 janvier suivant.
  11. 11. Nicolas le Camus. Voyez la note 16 de la lettre 150.
  12. 12. De premier président de la chambre des comptes. — Nicolas de Nicolaï, mort en 1686, père de Jean-Aymar, aussi premier président de la même cour.