Lettre 235, 1672 (Sévigné)

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1672

235. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 6e janvier.

Enfin, ma bonne, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à mille lieues de moi[1] ; vous ne sauriez pourtant empêcher que cet ordre de la Providence ne me soit bien dur et bien sensible : je ne m’accoutumerai de longtemps à cet éloignement. Je coupe court, parce que je ne veux point m’embarquer à vous dire les sentiments de mon cœur là-dessus : je ne veux point vous donner un mauvais exemple, ni ébranler votre courage par le récit de mes foiblesses ; conservez toute votre raison ; jouissez de la grandeur de votre âme, pendant que je m’aiderai, comme je pourrai, de toute la tendresse de la mienne.

Je fus hier à Saint-Germain. La Reine m’attaqua la première ; je fis ma cour à vos dépens, comme j’ai coutume. On traita à fond le chapitre de l’accouchement, à propos du vôtre ; puis on parla de mon voyage de Provence, un mot sur celui de Bretagne, et sur le bonheur de Mme de Chaulnes, de m’y avoir trouvée : nous étions là toutes deux. Pour Monsieur, il me tira près d’une fenêtre pour me parler de vous, et m’ordonna très-sérieusement de vous faire ses compliments, et de vous dire la joie qu’il avoit de votre joli accouchement. Il appuya sur cela d’une telle sorte, qu’il ne tint qu’à moi d’entendre qu’il vouloit s’attacher à votre service, étant las, comme on dit, d’adorer l’Ange[2]. Je fis de telles offres le cas que je devois. Je trouvai Madame mieux que je ne pensois, mais d’une sincérité charmante. Je ne pus voir M. de Montausier ; il étoit enfermé avec Monseigneur[3]. Je ne finirois jamais de vous dire tous les compliments qu’on me fit, et à vous aussi ; et de tout cela, autant en emporte le vent : on est ravi de revenir chez soi. Mme de Richelieu me parut abattue. Elle fera réponse à M. de Grignan. Les fatigues de la cour ont rabaissé son caquet ; son moulin me parut en chômage. Mais qui pensez-vous qu’on voit chez moi ? M. le président de Reauville, M. le président de Gallifet[4] ; ils m’ont tartuffiée. De quoi parle-t-on ? de Mme de Grignan. Qui est-ce qui entre dans ma chambre ? votre petite. Vous dites qu’elle me fait souvenir de vous, c’est bien dit ; vous voulez bien au moins que je vous réponde qu’il n’est pas besoin de cela. Je monte en carrosse, où vais-je ? chez Mme de Valavoire[5]. Pour quoi faire ? pour parler de Provence, de vos affaires et de vos commissions, que j’aime uniquement. Enfin Coulanges disoit l’autre jour : « Voyez-vous bien cette femme-là ? elle est toujours en présence de sa fille. » Vous voilà en peine de moi, ma bonne : vous avez peur que je ne sois ridicule. Non, ne craignez rien ; on ne peut l’être avec une si agréable folie ; et de plus, c’est que je me ménage selon les lieux, les temps, et les personnes avec qui je suis ; et il y en a de tels que l’on jureroit que je ne songe guère à vous : ce n’est pas où je suis le plus en liberté.


Je reçois votre lettre du 2e[6]. Vous me déplaisez, ma bonne, en parlant comme vous faites de vos aimables lettres. Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit[7], à vous comparer à la princesse d’Harcourt[8] ? Où pêchez-vous cette fausse et offensante humilité ? Elle blesse mon cœur, elle offense la justice, elle choque la vérité. Quelles manières ! Ah, ma bonne ! changez-les, je vous en conjure, et voyez les choses comme elles sont. Si cela est, vous n’aurez plus qu’à vous défendre de la vanité, et ce sera une affaire à régler entre votre confesseur et vous.

Votre maigreur me tue. Hélas ! où est le temps que vous ne mangiez qu’une tête de bécasse par jour, et que vous mouriez de peur d’être trop grasse ? Ma bonne, si vous devenez grosse sur ces entrefaites, soyez assurée que vous voilà perdue pour toute votre vie, sans en revenir jamais.

M. de Grignan a bien du caquet ; il commence à gratter du pied, cela me fait grand’peur. S’il succombe à la tentation, ne croyez pas qu’il vous aime. Quand on aime bien, on aime tout, et la beauté qui ne donne aucun chagrin, comme la vôtre, n’est pas une chose à oublier. S’il détruit la vôtre, tenez-vous pour dit que sa tendresse n’est pas d’un bon aloi.

Il est vrai que Mme de Soubise vient encore d’accoucher ; mais elle relève trop grasse, cela fait qu’on n’a nulle pitié d’elle. Je vous plains bien aussi de vos méchantes compagnies. La nouvelle qu’on y débite du gouvernement de Bretagne donné à M. de Rohan est très-belle : cet homme parle comme du temps des ducs[9]. Je vous souhaite quelquefois un petit brin de ce que l’on a ici de reste.

On étoit hier sur votre chapitre chez Mme de Coulanges ; et Mme Scarron[10] se souvint avec combien d’esprit vous aviez soutenu autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où nous étions : il y avoit Mme de la Fayette, Mme Scarron ; Segrais, Caderousse, l’abbé Têtu, Guilleragues[11], Brancas. Vous n’êtes jamais oubliée, ni tout ce que vous valez : tout est encore vif ; mais quand on pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, nous soupirons. Nous soupirons aussi de la vie qu’on fait ici et à Saint-Germain : tellement qu’on soupire toujours. Vous savez bien que Lauzun, en entrant en prison, dit : In sæcula sæculorum ; et je crois qu’on eût répondu ici en certain endroit, amen, et en d’autres, non. Vraiment, quand il étoit jaloux de votre voisine, il lui crevoit les yeux[12], il lui marchoit sur la main[13] : et que n’a-t-il pas fait à d’autres ? Ah ! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin !

Votre enfant est jolie ; elle a un ton de voix qui m’entre dans le cœur ; elle a de petites manières qui plaisent, je m’y amuse et je l’aime ; mais je n’ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer par-dessus la tête[14]. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de mon cœur.


  1. Lettre 235. — 1. Dans l’édition de la Haye : À 100 lieues de moi (en chiffres).
  2. 2. Mlle de Grancey.
  3. 3. Le Dauphin.
  4. 4. C’est le texte de l’édition de 1754. Dans celles de 1726 et de 1734, on lit, au lieu de ces noms propres : des Provençaux. Les mots suivants : « ils m’ont tartuffiée, » ont été retranchés par Perrin en 1754 ; ils sont dans les éditions précédentes. Voyez le Tartuffe, acte II, scène iii : Non, vous serez, ma foi, tartuffiée, dit Dorine à Marianne. Mais ici c’est évidemment à Orgon, gagné, séduit, sous le charme, que Mme de Sévigné veut faire allusion.
  5. 5. Voyez la note 11 de la lettre 174.
  6. 6. Dans l’édition de 1754 : « du 30. »
  7. 7. Après « de votre esprit, » Perrin, dans l’édition de 1754, a ajouté : « de votre style. »
  8. 8. Fille du comte de Brancas le distrait. Voyez la note 6 de la lettre 72.
  9. 9. Des ducs de Bretagne.
  10. 10. L’édition de la Haye a substitué ici et plus bas Mme de Maintenon à Mme Scarron.
  11. 11. Celui à qui Boileau adressa sa Ve épître :

    Esprit né pour la cour et maître en l’art de plaire, etc.

    — Pierre Girardin de Guilleragues fut d’abord premier président de la cour des aides à Bordeaux, puis secrétaire du cabinet du Roi, ambassadeur à Constantinople en 1679. Il eut quelque temps la direction de la Gazette (voyez la lettre du 7 août 1675). « Guilleragues… n’étoit rien qu’un Gascon, gourmand, plaisant, de beaucoup d’esprit, d’excellente compagnie, qui avoit des amis, et qui vivoit à leurs dépens parce qu’il avoit tout fricassé, et encore étoit-ce à qui l’auroit. Il avoit été ami intime de Mme Scarron, qui ne l’oublia pas dans sa fortune, et qui lui procura l’ambassade de Constantinople pour se remplumer ; mais il y trouva comme ailleurs moyen de tout manger. Il y mourut (en 1689). » (Saint-Simon, tome I, p. 362.) Sa fille devint Mme d’O (voyez les lettres de Mme de Simiane).

  12. 12. Voyez la lettre 230, p. 440.
  13. 13. « Une après-dînée d’été qu’il (Lauzun) étoit allé à Saint-Cloud, il trouva Madame (Henriette) et sa cour assises à terre sur le parquet, pour se rafraîchir, et Mme de Monaco à demi couchée, une main renversée par terre. Lauzun se met en galanterie avec les dames, et tourne si bien qu’il appuie son talon dans le creux de la main de Mme de Monaco, y fait la pirouette, et s’en va. Mme de Monaco eut la force de ne point crier et de s’en taire. » (Saint-Simon, tome XX, p. 45.) — Voyez aussi la Correspondance de Madame de Bavière, tome I, p. 254.
  14. 14.. Comparez la fin de la lettre 224.