Lettre 238, 1672 (Sévigné)

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1672

238. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi au soir, 15e janvier.

Je vous ai écrit ce matin, ma bonne, par le courrier qui vous porte toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de Provence ; mais je veux encore écrire ce soir, afin qu’il ne soit pas dit qu’une poste arrive sans vous apporter de mes lettres. Tout de bon, ma belle, je crois que vous les aimez ; vous me le dites : pourquoi voudriez-vous me tromper en vous trompant vous-même ? Car si par hasard cela n’étoit pas, vous seriez à plaindre de l’accablement où je vous mettrois par l’abondance des miennes : les vôtres font ma félicité. Je ne vous ai point répondu sur votre belle âme : c’est Langlade qui dit, la belle âme, pour badiner ; mais, de bonne foi, vous l’avez fort belle ; ce n’est peut-être pas de ces âmes du premier ordre, comme chose[1], ce Romain qui retourna chez les Carthaginois, pour tenir sa parole, où il fut pis que martyrisé ; mais, au-dessous, ma bonne, vous pouvez vous vanter d’être du premier rang. Je vous trouve si parfaite et dans une si grande réputation, que je ne sais que vous dire, sinon de vous admirer, et de vous prier de soutenir toujours votre raison par votre courage, et votre courage par votre raison, et prendre du chocolat, afin que les plus méchantes compagnies vous paroissent bonnes.

La comédie de Racine m’a paru belle, nous y avons été. Ma belle-fille[2] m’a paru la plus merveilleuse comédienne que j’aie jamais vue : elle surpasse la Desœillets[3] de cent lieues loin[4] ; et moi, qu’on croit assez bonne pour le théâtre[5], je ne suis pas digne d’allumer les chandelles quand elle paroît. Elle est laide de près, et je ne m’étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa présence ; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. Bajazet est beau ; j’y trouve quelque embarras sur la fin ; il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice : je trouve cependant, à mon petit sens[6], qu’elle ne surpasse pas Andromaque ; et pour ce qui est des belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que votre idée étoit au-dessus de[7]… Appliquez, et venez-vous de cette folie, et croyez que jamais rien n’approchera (je ne dis pas surpassera) des divins endroits de Corneille. Il nous lut l’autre jour une comédie chez M. de la Rochefoucauld, qui fait souvenir de la Reine mère[8]. Cependant je voudrois, ma bonne, que vous fussiez venue avec moi après dîner, vous ne vous seriez point ennuyée ; vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt ; vous auriez admiré votre belle-sœur ; vous auriez vu les Anges[9] devant vous, et la Bourdeaux[10], qui étoit habillée en petite mignonne. Monsieur le Duc étoit derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son manteau dans son nez[11], parce que le comte de Créance le veut faire pendre[12], quelque résistance qu’il y fasse ; tout le bel air étoit sur le théâtre. M. le marquis de Villeroi[13] avoit un habit de bal ; le comte de Guiche[14] ceinturé comme son esprit ; tout le reste en bandits. J’ai vu deux fois ce comte chez M. de la Rochefoucauld il me parut avoir bien de l’esprit, et il étoit moins surnaturel qu’à l’ordinaire.

Voilà notre abbé, chez qui je suis, qui vous mande qu’il a reçu le plan de Grignan, dont il est très-content : il s’y promène déjà par avance ; il voudroit bien en avoir le profil : pour moi, j’attends à le bien posséder que je sois dedans. J’ai mille compliments à vous faire de tous ceux qui ont entendu les agréables paroles du Roi pour M. de Grignan. Mme de Verneuil me vint la première. Elle a pensé mourir.

Adieu, ma divine bonne ; que vous dirai-je de mon amitié et de tout l’intérêt que je prends à vous à vingt lieues à la ronde, depuis les plus grandes jusques aux plus petites choses ? M. d’Harouys est arrivé. J’ai donné toutes vos réponses. J’embrasse l’admirable[15] Grignan, le prudent coadjuteur, et le présomptueux Adhémar : n’est-ce pas là comme je les nommois l’autre jour ?


  1. Lettre 238 (revue sur une ancienne copie). — 1. M. de Sauvebeuf, rendant compte à Monsieur le Prince d’une négociation pour laquelle il étoit allé en Espagne, lui disoit : « Chose, chose, le roi d’Espagne m’a dit, etc. » (Note de Perrin.) Voyez la lettre de Bussy du 5 avril 1681. — Le mot chose manque dans les éditions de 1726 dites de Rouen ; mais il est dans celles de 1725 et de la Haye (1726), aussi bien que dans les deux de Perrin.
  2. 2. C’est-à-dire, la Champmeslé, comédienne que le marquis de Sévigné, son fils, avoit aimée. On prétend qu’elle n’avoit point d’esprit, mais que Racine, qui en étoit amoureux, lui apprenoit les tons machinalement. (Note de Perrin, 1754 ; dans l’édition de 1734, il écrit Chammelay : c’était sans doute ainsi qu’on prononçait.) — Dans l’édition de 1725, on lit dans le texte : « Ma belle-fille la Chammelai, » et en note, pour expliquer le mot belle-fille, la niaiserie que voici : « L’abbé de Grignan entretenoit alors la Chammelai. » C’est le mot belle-sœur, qu’on trouve un peu plus loin, qui a suggéré cette ingénieuse explication.
  3. 3. La Desœillets, autre comédienne célèbre de ce temps-là, était morte, à quarante-neuf ans, le 25 octobre 1670. Assistant aux débuts de la Champmeslé dans le rôle d’Hermione (1670), elle s’était elle-même écriée, dit-on : « Il n’y a plus de Desœillets. » — Les deux filles de la Desœillets se firent religieuses : voyez la lettre du 22 avril 1676.
  4. 4. C’est le texte du manuscrit. On lit dans toutes les éditions : « La plus miraculeusement bonne comédienne que j’aie jamais vue : elle surpasse la Desœillets de cent mille piques. »
  5. 5. Mme de Sévigné jouait donc quelquefois la comédie. Voyez la fin de la lettre 73.
  6. 6. C’est le texte de 1725, 1726 et 1734. Dans l’édition de 1754, Perrin a supprimé petit. Dans le manuscrit on lit : « Selon mon goût. »
  7. 7. Cette réticence est dans toutes les éditions. Seulement dans les premières (1725 et 1726) il y a au-dessous pour au-dessus. Dans le manuscrit, la phrase est toute différente : « Elles sont autant au-dessus, que celles de Racine sont au-dessus de toutes les autres. Croyez que jamais rien n’approchera… »
  8. 8. Qui fait souvenir de la Reine mère. Tel est le texte du manuscrit. Dans la première édition (1725), on lit : « qui fait souvenir de sa défunte reine ; » dans les autres éditions antérieures à Perrin (1726, 1728, 1733) : « qui fait souvenir de la défunte reine. » Perrin (1734, 1754) et tous les éditeurs après lui ont substitué à la défunte reine : « sa défunte veine ; » les lettres r et v se confondent aisément dans l’écriture de Mme de Sévigné. Nous avons suivi le manuscrit, qui est confirmé, au moins quant au sens, par les anciennes impressions. Ce texte s’applique fort bien à la Pulchérie de Corneille, représentée en 1672, la seule de ses tragédies dont il puisse être ici question. Pulchérie est une impératrice âgée de plus de cinquante ans. Elle commence la pièce par cette déclaration, que Voltaire nomme à bon droit imposante, et qui fait souvenir d’Anne d’Autriche et de Mazarin :

    Je vous aime, Léon, et n’en fais point mystère…
    Non d’un amour conçu par les sens en tumulte…
    De tout ce que sur vous j’ai fait tomber d’emplois
    Aucun n’a démenti l’attente de mon choix, etc.


    Au reste, nous convenons que la leçon de Perrin : « qui fait souvenir de sa défunte veine, » peut très-bien aussi se défendre, et qu’elle devient même assez vraisemblable quand on la rapproche, d’une part, du texte de 1725, « sa défunte reine, » et, de l’autre, de ce passage de la lettre du 9 mars suivant : « Corneille… a lu une tragédie qui fait souvenir des anciennes. » Seulement, pour l’admettre, il faut supposer que, dans le manuscrit, le copiste a supprime défunte et ajouté mère.

  9. 9. Voyez la lettre du 6 avril 1672.
  10. 10. Veuve d’Antoine de Bourdeaux (Bordeaux), frère de la présidente de Pommereuil (la maîtresse de Retz). Son mari était mort ambassadeur en Angleterre en 1660, la laissant grosse d’une fille unique qui épousa le comte de Fontaine Martel, premier écuyer de la duchesse de Chartres (la femme du Régent). « Mme de Bordeaux, dit Saint-Simon (1692, tome I, p. 31), pour une bourgeoise, étoit extrêmement du monde et amie intime de beaucoup d’hommes et de femmes distingués. Elle avoit été belle et galante ; elle en avoit conservé le goût dans sa vieillesse, qui lui avoit conservé aussi des amies considérables. Elle avoit élevé sa fille unique dans les mêmes mœurs : l’une et l’autre avoient de l’esprit et du manège, »
  11. 11. C’est le texte du manuscrit, des éditions de 1726, et de Perrin dans sa première (1734). Dans la seconde (1754), il a renversé l’ordre des mots et adopté la construction plus ordinaire : « son nez dans son manteau. »
  12. 12. Voyez la note 15 de la lettre 188.
  13. 13. François de Neufville, marquis, puis duc de Villeroi, né en 1644, mort en 1730, fils du maréchal et duc, gouverneur de Louis XIV (qui mourut en 1685) ; lui-même maréchal après Nervinde en 1693, gouverneur de Louis XV, et, comme son père, gouverneur de Lyon et du Lyonnais, Forez et Beaujolais. Il est souvent appelé le Charmant. Il était frère de la marquise d’Hauterive et de la comtesse d’Armagnac, et avait épousé le 28 mars 1662 Marguerite de Cossé, sœur du duc Henri-Albert de Brissac.
  14. 14. Voyez la note 2 de la lettre 152. — Rien n’était plus apprêté que le style du comte de Guiche. Bussy répond, le 22 mai 1671, à Mme de Scudéry, qui s’était plainte de l’obscurité d’une lettre du comte de Guiche : « C’est proprement (comme l’avait dit Mme de Scudéry) un entortillement d’esprit que ses expressions, et surtout dans ses lettres… Il n’est presque pas possible d’entendre ce qu’il écrit… Il n’est pas tout à fait si obscur dans ses conversations. » — Voyez aussi les lettres du 16 mars (à la fin), et du 29 avril 1672.
  15. 15. Cette épithète manque dans notre manuscrit.