Lettre 248, 1672 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
◄  247
249  ►

1672

248. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 12e février.

Je ne puis, ma bonne, que je ne sois en peine de vous, quand je songe au déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre Chevalier. Vous l’avez vu depuis peu : c’étoit assez pour l’aimer beaucoup, et connoître encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avoit mises en lui. Il est vrai que jamais un homme n’a été mieux né, ni avec des sentiments plus droits et plus souhaitables ; avec une très-belle physionomie, et une très-grande tendresse pour vous. Tout cela le rendoit aimable, et pour vous, et pour tout le monde. Je comprends aisément votre douleur, puisque je la sens en moi ; cependant, ma bonne, j’entreprends de vous amuser un quart d’heure, et par des choses où vous avez intérêt, et par le récit de ce qui se passe dans le monde.

Monsieur d’Uzès a écrit un mémoire admirable de tout ce qu’il trouve à propos de faire savoir à M. Colbert, auquel il n’ose parler, à cause de la vision que son nom porte la petite vérole. Il n’y a qu’à admirer tout ce que fait[1] Monsieur d’Uzès, et vous ne pouvez mettre vos intérêts en de meilleures mains. Il augmente, il diminue, il rectifie toutes vos pensées, et fait si bien qu’on ne peut rien souhaiter au delà de ce qu’il fait. Je lui dis l’autre jour le petit embarras où vous met l’affaire des secrétaires[2] : il trouve comme moi que c’est une chose entièrement ridicule que vous donniez cent écus pour contenter la fantaisie de M. Danonneau[3] ; ce n’est pas pour l’argent, mais c’est que cela est mal et tire à conséquence. Il a oublié qu’il eut toute l’année passée, et c’est bien contraindre M. de Grignan de dire qu’il ne puisse pas l’année d’après faire une civilité à M. de Vendôme, et que M. Danonneau ayant tant de petits secours d’ailleurs et témoignant de l’attachement pour son maître, veuille tirer à la rigueur la disposition de l’Assemblée contre celle de M. de Grignan, et lui laisse tirer de sa bourse ce qu’il faut pour le contenter. Ce procédé ne me paroît ni juste, ni honnête ; je vous le dis franchement. Vous êtes obligés à de si grandes dépenses que je trouve de la dureté à vouloir que vous fassiez ce que vous ne devez point faire, et j’admire votre docilité d’y consentir, comme un mouton. Et si vous prenez le chemin de dire : « Qu’est-ce que cent écus plus ou moins ? » ce style fait bien voir du pays. Je ne fais pas ma cour à M. Danonneau, mais vos intérêts me sont chers, et je crois que j’ai raison. Monsieur d’Uzès au moins n’est pas plus doux que moi là-dessus. Voilà qui est fait, je n’en dirai plus rien ; mais j’ai cru vous pouvoir dire mon avis.

J’ai eu une grande conversation avec M. le Camus ; il vous aime et vous honore ; il est instruit à la perfection. L’Évêque n’a qu’à s’y frotter. Il entre si parfaitement dans nos sentiments, qu’il me donne des conseils ; et je saurai par lui ses manières[4] ; il est piqué des conduites malhonnêtes ; et comme il en a de fort contraires, il n’a pas de peine à entrer dans nos intérêts, où la droiture et la sincérité sont en usage. C’est dont il ne faut point se départir, quoi qu’il arrive : cette mode revient toujours. On ne trompe guère longtemps le monde, et les fourbes sont enfin découverts ; j’en suis persuadée. M. de Pompone n’est pas moins opposé à ce qui lui est si contraire ; et je vous puis assurer que si j’étois aussi habile sur toutes choses que je le suis pour discourir là-dessus, il ne manqueroit rien à ma capacité. Dites-moi quelquefois quelque chose d’agréable pour M. le Camus : ce sont des faveurs précieuses pour lui, et d’autant plus qu’il n’est obligé à aucune réponse.

Voilà une lettre pour MM. de Maillanes et de Vence[5], qui répare assez bien, ce me semble, la faute que fit autrefois l’abbé de Grignan. Mandez-moi si elle sera reçue agréablement. Rippert a son ordonnance de voyage. Monsieur d’Uzès vous dira le reste ; il ne songe qu’à vous, et plût à Dieu que je pusse par mon affection vous être de mon côté aussi utile que lui !

Voici des nouvelles. Le marquis de Villeroi est parti pour Lyon comme je vous l’ai mandé ; le Roi lui fit dire par le maréchal de Créquy qu’il s’éloignât : on croit que c’est pour quelques discours chez Mme la Comtesse[6] ; enfin,

L’on parle d’eaux, de Tibre, et l’on se tait du reste[7].

Le Roi demanda à Monsieur, qui revenoit de Paris : « Eh bien, mon frère, que dit-on à Paris ? » Monsieur lui dit : « Monsieur, on parle fort de ce pauvre marquis. — Et qu’en dit-on ? — On dit, Monsieur, que c’est qu’il a voulu parler pour un autre malheureux. — Et quel malheureux ? dit le Roi. — Pour le chevalier de Lorraine[8], dit Monsieur. — Mais, dit le Roi, y songez-vous encore, à ce chevalier de Lorraine ? vous en souciez-vous ? aimeriez-vous bien quelqu’un qui vous le rendroit ? — En vérité, Monsieur, répondit Monsieur, ce seroit le plus sensible plaisir que je pusse recevoir en ma vie. — Eh bien, dit le Roi, je veux vous faire ce présent. Il y a deux jours que le courrier est parti : il reviendra ; je vous le redonne, et veux que vous m’ayez toute votre vie cette obligation, et que vous l’aimiez pour l’amour de moi. Je fais plus, car je le fais maréchal de camp dans mon armée. » Là-dessus, Monsieur se jeta aux pieds du Roi, lui embrassa longtemps les genoux, et lui baisa une main avec une joie sans égale. Le Roi le releva et lui dit : « Mon frère, ce n’est pas ainsi que des frères se doivent embrasser, » et l’embrassa fraternellement. Tout ce détail vient de très-bon lieu, et rien n’est plus vrai. Vous pouvez là-dessus faire vos réflexions, tirer vos conséquences[9], et redoubler vos belles passions pour le service du Roi votre maître. On dit que Madame fera le voyage, et que plusieurs dames l’accompagneront. Les sentiments sont divers chez Monsieur : les uns ont le visage allongé d’un demi-pied, d’autres l’ont raccourci d’autant. On dit que celui du chevalier de Beuvron[10] est infini. M. de Navailles[11] revient aussi, et servira de lieutenant général dans l’armée de Monsieur avec M. de Schomberg.


1672 Le Roi a dit au maréchal de Villeroi : « Il falloit cette petite pénitence à votre fils ; mais les peines de ce monde ne sont pas infinies. » Vous pouvez vous assurer que tout ceci est vrai. C’est mon aversion que les faux détails, mais j’aime les vrais : si vous n’êtes de mon goût, vous êtes perdue ; car en voici d’infinis.

La Marans étoit l’autre jour seule en mante chez Mme de Longueville ; on siffioit dessus. Langlade vous mande qu’une autre fois, en vue de vous plaire, il la releva bien de sentinelle sur des sottises qu’elle lui disoit, et qu’il vous eût bien souhaitée derrière la porte : plût à Dieu que vous y eussiez été ! Mme de Brissac étoit inconsolable chez Mme de Longueville ; mais par malheur le comte de Guiche se mit à causer avec elle, et elle oublia son rôle, aussi bien que celui du désespoir le jour de la mort[12] ; car il falloit en un certain endroit qu’elle eût perdu connoissance ; elle l’oublia, et reconnut fort bien des gens qui entroient.

Adieu, ma très-chère, ma très-aimable ; ne trouvez-vous pas qu’il y a bien longtemps que nous sommes séparées ? Je suis frappée de cette douleur, d’une manière tellement importune, qu’elle me seroit insupportable, si je n’aimois à vous aimer autant que je fais, quelques peines qui y soient attachées.

La Troche arriva hier ; elle vous adore. Notre abbé est tout à vous et la Mousse. Ma tante est consolée par votre

souvenir ; les douleurs sont toujours extrêmes, et la crainte de ma cousine[13] et son désespoir font pitié.

Adieu, je suis toute à vous, sans qu’il y ait à ce compliment aucune chose à rabattre. Barillon est ici qui vous dit mille choses. Mme de la Fayette vous a écrit : elle vouloit me donner sa lettre ; on la porte à la poste étourdiment ; il n’y a qu’à Madame de Grignan dessus : elle a peur qu’elle n’ait été perdue. J’embrasse mille fois mon cher Grignan.


  1. Lettre 248 (revue sur une ancienne copie). — 1. Il y a dans le manuscrit : « tout ce que je fais, » ce qui est évidemment une faute.
  2. 2. Voyez la lettre du 8 avril 1671, p. 155.
  3. 3. Dans le manuscrit, c’est tantôt Danonneau et tantôt d’Annoneau.
  4. 4. Les manières de l’Évêque, dont « il est instruit à la perfection. » — À la suite, il y a dans le manuscrit « il est pratiqué, » au lieu de : « il est piqué. »
  5. 5. L’évêque de Vence fut jusqu’au mois d’avril suivant le célèbre Antoine Godeau (voyez la lettre du 9 mars suivant). Mais il s’agit plus probablement ici d’un Villeneuve, marquis de Vence, dont Mme de Sévigné parle également dans la lettre du 9 mars suivant. C’est à un marquis de ce nom que fut mariée Sophie de Simiane, arrière-petite-fille de Mme de Sévigné. — Pour M. de Maillanes voyez la note 6 de la lettre 144.
  6. 6. La comtesse de Soissons. — Olympe Mancini, la nièce de Mazarin, la mère du prince Eugène, avait épousé en 1657 Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, fils puîné du prince de Carignan. Veuve en 1673, elle mourut à Bruxelles en octobre 1708. Voyez la fin de la lettre du 24 janvier 1680.
  7. 7. Vers du Cinna de Corneille, déjà cité plus haut, p. 185.
  8. 8. Philippe, second fils du célèbre comte d’Harcourt ; frère puîné du comte d’Armagnac, et aîné du comte de Marsan ; né en 1643, mort en 1702.
  9. 9. C’est principalement de cette anecdote que s’appuient les critiques qui cherchent à justifier le chevalier de Lorraine d’avoir participé à l’empoisonnement de Madame. Je ne pense pas que les bonnes grâces du Roi rendues au chevalier prouvent que Louis XIV l’ait cru innocent de ce crime. Peut-être n’a-t-il pas su qu’il fût le coupable ; mais, s’il en a été instruit, il a dû, puisqu’il ne le punissait pas, agir comme s’il avait tout ignoré. Les médecins avaient décidé que Madame n’avait pas été empoisonnée ; et pour que la cour d’Angleterre le crût, il fallait que le Roi s’en montrât lui-même convaincu. (Note de l’édition de 1818.) — Voyez sur la mort de Madame la note de M. Chéruel au tome III de Saint-Simon, p. 448-451.
  10. 10. Celui que Saint-Simon accuse d’avoir participé à l’empoisonnement de Madame. — Charles d’Harcourt, « destiné chevalier de Malte et nommé abbé de Coulombs, et qui, ayant embrassé le parti des armes, porta le nom de comte de Beuvron, fut mestre de camp du régiment de cavalerie du duc d’Orléans, et capitaine de ses gardes, et mourut en 1688, sans postérité de Lydie de Rochefort de Téobon, morte… en 1708, âgée de soixante-dix ans. » (Moréri.) Mme de Scudéry, dans sa leitre à Bussy du 15 mars 1678, lui annonce le mariage secret de Mlle de Théobon avec le chevalier de Beuvron.
  11. 11. Philippe de Montault Bénac, duc de Navailles, maréchal de France en 1675, mort, le dernier de sa maison, en 1684, à soixante-cinq ans. Il avait épousé en 1651 Suzanne de Beaudéan, fille du comte de Neuillant, qui fut dame d’honneur de la Reine avant Mme de Montausier, et mourut en 1700. Voyez leur éloge dans Saint-Simon, tome II, p. 309 et suivantes. Le duc et la duchesse de Navailles avaient été disgraciés en juin 1664 : « ils mirent la vertu et l’honneur d’un côté, la colère du Roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil, de l’autre ; ils ne balancèrent pas… La Reine (mère)… en mourant demanda au Roi son fils le retour et le pardon de M. et de Mme de Navailles, qui ne put la refuser… » — C’est la mère de Mme de Navailles, la comtesse de Neuillant, qui avait recueilli Mlle d’Aubigné à son retour d’Amérique ; « ce fut elle, dit Saint-Simon, qui la mena à Paris, et qui pour s’en défaire la maria à Scarron. » — Pour Schomberg, voyez la note 3 de la lettre 163.
  12. 12. De la princesse de Conti. Voyez la lettre du 5 février précédent, p. 490.
  13. 13. Mlle de la Trousse l’aînée. Voyez la lettre du 1er juillet suivant, et la Notice, p. 344.