Lettre 254, 1672 (Sévigné)

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1672

254. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 4e mars.

Vous dites donc, ma fille, que vous ne sauriez haïr vivement si longtemps ; c’est fort bien fait : je suis assez comme vous ; mais devinez ce que je fais bien en récompense, c’est d’aimer vivement qui vous savez, sans que l’absence puisse rien diminuer de ma tendresse. Vous me paroissez dans une négligence qui m’afflige : il est vrai que vous ne demandez que des prétextes ; c’est votre goût naturel ; mais moi, qui vous ai toujours grondée là-dessus, je vous gronde encore. De vous et de Mme du Fresnoi, on en pétriroit une personne dans le juste milieu : vous êtes aux deux extrémités, et assurément la vôtre est moins insupportable ; mais c’est toujours une extrémité. J’admire quelquefois les riens que ma plume veut dire ; je ne la contrains point : je suis bien heureuse que de tels fagotages vous plaisent. Il y a des gens qui ne s’en accommoderoient pas ; mais je vous prie au moins de ne les point regretter, quand je serai avec vous. Me voilà jalouse de mes lettres.

Le dîner de M. de Valavoire effaça entièrement le nôtre, non pas par la quantité des viandes, mais par l’extrême délicatesse, qui a surpassé celle de tous les Coteaux[1]

Hé ! ma fille, comme vous voilà faite ! Mme de la Fayette vous grondera comme un chien. Coiffez-vous demain pour l’amour de moi : l’excès de la négligence étouffe la beauté ; vous poussez la tristesse au delà de toutes les mesures.

J’ai fait tous vos compliments ; tous ceux que l’on vous fait surpassent le nombre des étoiles. À propos d’étoiles, la Gouville[2] étoit l’autre jour chez la Saint-Loup[3] qui a perdu son vieux Page. La Gouville discouroit et parloit de son étoile ; enfin que c’étoit son étoile qui avoit fait ceci, qui avoit fait cela. Segrais se réveilla comme d’un sommeil, et lui dit : « Mais, Madame, pensez-vous avoir une étoile à vous toute seule ? Je n’entends que des gens qui parlent de leur étoile ; il semble qu’ils ne disent rien. Savez-vous bien qu’il n’y en a que mille vingt-deux[4] ? voyez s’il peut y en avoir pour tout le monde. » Il dit cela si plaisamment et si sérieusement, que l’affliction en fut déconcertée.

C’est d’Hacqueville qui fait tenir vos lettres à Mme de Vaudemont : je ne le vois quasi plus en vérité ; les gros poissons mangent les petits[5].

Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous prépare Bajazet et les Contes de la Fontaine[6] pour vous divertir. M. de la Rochefoucauld entend sa maxime dans le sens relâché que votre philosophie condamne[7]. Épictète n’auroit pas été de son avis.


  1. Lettre 254. — 1. « Boisrobert fit une satire contre d’Olonne, Sablé Bois-Dauphin et Saint-Évremont, que l’on appelait les Coteaux. Cela vient de ce qu’un jour Monsieur du Mans (Lavardin), qui tient table, se plaignit fort de la délicatesse de ces trois messieurs, et dit qu’en France il n’y avoit pas quatre coteaux dont ils approuvassent le vin. Le nom de Coteaux leur demeura, et même on nomme ainsi ceux qui sont trop délicats, et qui se piquent de raffiner en bonne chère. » (Tallemant des Réaux, tome II, p. 412.) — Voyez la satire iii de Boileau, v. 107.
  2. 2. Voyez la note 2 de la lettre 30.
  3. 3. Diane Chasteignier de la Roche-Posay, seconde femme du riche financier le Page. Elle se faisait appeler dame de Saint-Loup, du nom d’une terre que son mari lui avait achetée en Poitou. On voit par ce passage qu’en 1672 Mme de Saint-Loup était veuve de le Page. Voyez les Mémoires de Gourville, tome LII, p. 304, et Tallemant des Réaux, tome VI, p. 171 et suivantes.
  4. 4. C’est le nombre de Ptolémée. Les 48 constellations de son catalogue comprennent 1029 étoiles, mais il y a quelques doubles emplois, qui les réduisent à 1022.
  5. 5. Voyez ci-contre le troisième alinéa de la lettre suivante.
  6. 6. Bajazet fut publié environ six semaines après la première représentation. L’achevé d’imprimer est du 20 février 1672. — Quant aux Contes de la Fontaine, il n’en parut aucun recueil entre janvier 1671 et le commencement de 1675. Seulement « il est probable que plusieurs des contes du recueil de 1676 furent d’abord imprimés à part. Nous en avons la preuve du moins pour le conte des Troqueurs. »  » Voyez Walckenaer, Histoire de la Fontaine, p. 244.
  7. 7. Voyez la lettre précédente, p. 517.