Lettre 257, 1672 (Sévigné)

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1672

257. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 16e mars.

Vous me parlez de mon départ : ah ! ma chère fille ! je languis dans cet espoir charmant. Rien ne m’arrête que ma tante, qui se meurt de douleur et d’hydropisie. Elle me brise le cœur par l’état où elle est, et par tout ce qu’elle dit de tendre et de bon sens. Son courage, sa patience, sa résignation, tout cela est admirable. M. d’Hacqueville et moi, nous suivons son mal jour à jour : il voit mon cœur, et la douleur que j’ai de n’être pas libre tout présentement. Je me conduis par ses avis ; nous verrons entre ci et Pâques. Si son mal augmente, comme il a fait depuis que je suis ici, elle mourra entre nos bras ; si elle reçoit quelque soulagement, et qu’elle prenne le train de languir, je partirai dès que M. de Coulanges sera revenu. Notre pauvre abbé est au désespoir, aussi bien que moi ; nous verrons donc comme cet excès de mal se tournera dans le mois d’avril. Je n’ai que cela dans la tête : vous ne sauriez avoir tant d’envie de me voir que j’en ai de vous embrasser ; bornez votre ambition, et ne croyez pas me pouvoir jamais égaler là-dessus.

Mon fils me mande qu’ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce qu’ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan.

Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvois retourner en arrière, je ne demanderois pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme ; et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d’un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? la crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? suis-je digne du paradis ? suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude ; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène, que par les épines qui s’y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m’avoit demandé mon avis, j’aurois bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m’auroit ôté bien des ennuis, et m’auroit donné le ciel bien sûrement et bien aisément ; mais parlons d’autre chose.

Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. C’est ce chien de Barbin[1] qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Clèves et de Montpensier[2]. Vous en avez jugé très-juste et très-bien, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulois vous envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et foibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque[3]. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si

j’ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchants vers, en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi ; et en un mot, c’est le bon goût : tenez-vous-y.

Voici un bon mot de Mme Cornuel[4], qui a fort réjoui le parterre. M. Tambonneau le fils[5] a quitté la robe, et a mis une sangle autour de son ventre et de son derrière. Avec ce bel air, il veut aller sur la mer : je ne sais ce que lui a fait la terre. On disoit donc à Mme Cornuel qu’il s’en alloit à la mer : « Hélas ! dit-elle, est-ce qu’il a été mordu d’un chien enragé[6] ? » Cela fut dit sans malice, c’est ce qui a fait rire extrêmement.

Mme de Courcelles est fort embarrassée : on lui refuse toutes ses requêtes ; mais elle dit qu’elle espère qu’on aura pitié d’elle, puisque ce sont des hommes qui sont ses juges. Notre Coadjuteur ne lui feroit point de grâce présentement ; vous me le représentez dans les occupations de saint Ambroise.

Il me semble que vous deviez vous contenter que votre fille fût faite à son image et semblance[7] : votre fils veut aussi lui ressembler ; mais, sans offenser la beauté du Coadjuteur, où est donc la belle bouche de ce petit garçon ? où sont ses agréments ? il ressemble donc à sa sœur : vous m’embarrassez fort par cette ressemblance. Je vous aime bien, ma chère fille, de n’être point grosse : consolez-vous d’être belle inutilement[8], par le plaisir de n’être pas toujours mourante.

Je ne saurois vous plaindre de n’avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l’huile admirable et d’excellent poisson. Ah ! ma fille, que je comprends bien ce que peuvent faire et penser des gens comme vous, au milieu de votre Provence ! Je la trouverai comme vous, et je vous plaindrai toute ma vie d’y passer de si belles années de la vôtre. Je suis si peu desireuse de briller dans votre cour de Provence, et j’en juge si bien par celle de Bretagne, que par la même raison qu’au bout de trois jours à Vitré, je ne respirois que les Rochers, je vous jure devant Dieu que l’objet de mes desirs, c’est de passer l’été à Grignan avec vous : voilà où je vise, et rien au delà. Mon vin de Saint-Laurent[9] est chez Adhémar, je l’aurai demain matin ; il y a longtemps que je vous en ai remerciée in petto : cela est bien obligeant. Monsieur de Laon aime bien cette manière d’être cardinal[10]. On assure que l’autre jour M. de Montausier, parlant à Monsieur le Dauphin de la dignité des cardinaux, lui dit que cela dépendoit du pape, et que s’il vouloit faire cardinal un palefrenier, il le pourroit. Là-dessus le cardinal de Bonzi[11] arrive ; Monsieur le Dauphin lui dit : « Monsieur, est-il vrai que si le pape vouloit, il feroit cardinal un palefrenier ? » M. de Bonzi fut surpris ; et devinant l’affaire, il lui répondit : « Il est vrai, Monsieur, que le pape choisit qui il lui plaît ; mais nous n’avons pas vu jusqu’ici qu’il ait pris des cardinaux dans son écurie. » C’est le cardinal de Bouillon qui m’a conté ce détail.

J’ai fort entretenu Monsieur d’Uzès. Il vous mandera la conférence qu’il a eue : elle est admirable. Il a un esprit posé et des paroles mesurées, qui sont d’un grand poids dans ces occasions : il fait et dit toujours très-bien partout. On disoit de Jarzé[12] ce qu’on vous a dit ; mais cela est incertain. On prétend que la joie de la dame[13] n’est pas médiocre pour le retour du chevalier de Lorraine. On dit aussi que le comte de Guiche et Mme de Brissac sont tellement sophistiqués[14], qu’ils auroient besoin d’un truchement pour s’entendre eux-mêmes. Écrivez un peu à notre Cardinal, il vous aime ; le faubourg[15] vous aime ; Mme Scarron vous aime ; elle passe ici le carême, et céans presque tous les soirs. Barillon y est encore, et plût à Dieu, ma belle, que vous y fussiez aussi ! Adieu, mon enfant ; je ne finis point. Je vous défie de pouvoir comprendre combien je vous aime.


  1. Lettre 267. — 1. Fameux libraire de ce temps-là. (Note de Perrin.) — Il avait sa boutique au Palais, sur le second perron de la Sainte-Chapelle :

    ....... le perron antique
    Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
    Barbin vend aux passants des auteurs à tout prix.

    (Boileau, le Lutrin, chant ve.)
  2. 2. Romans de Mme de la Fayette qui enrichissoient Barbin par la grande vogue qu’ils avoient. (Note de Perrin.) — Perrin a probablement altéré le texte. La Princesse de Montpensier parut en 1662 ; mais la première édition de la Princesse de Clèves est de mars 1678. Zaïde, qui parut d’abord sous le seul nom de Segrais, fut mise en vente chez Barbin en 1670. Peut-être Mme de Sévigné avait-elle écrit des Princesses de Montpensier et des Zaïdes ; le chevalier aura cru bien faire de substituer à ce dernier roman le titre plus célèbre de la Princesse de Clèves.
  3. 3. Dans l’édition de 1734, il y a seulement : « plus loin qu’Andromaque. » — L’événement a fait voir, dit Perrin en note (1734), par Mithridate, Britannicus et Athalie, que Mme de Sévigné s’est trompée sur ce sujet. — En 1754, il modifie ainsi son observation : L’événement a fait voir par Mithridate, par Phèdre, par Athalie, etc., que le sentiment de Mme de Sévigné tenoit encore du préjugé de ce temps-là.
  4. 4. Voyez la note de la lettre du 17 avril 1676.
  5. 5. Dans l’édition de 1734, il n’y a que l’initiale T… — Jean Tambonneau, président à la chambre des comptes, épousa Marie Boyer, sœur de la duchesse de Noailles. C’est de lui probablement qu’il est parlé dans le chapitre x des Mémoires de Gramont. Son fils eut d’abord la même charge que lui, puis fut longtemps ambassadeur en Suisse. Saint-Simon dit que la vieille présidente « n’avoit jamais fait grand cas de son mari ni de son fils l’ambassadeur ; elle ne l’appeloit jamais que Michaut. » Voyez le tome II des Mémoires, p. 369, et le tome XVII, p. 283.
  6. 6. Voyez la lettre 144, p. 105, et la note 8.
  7. 7. Le mot semblance, dit le Dictionnaire de l’Academie de 1694, n’a guère d’usage que dans cette phrase : « Dieu a fait l’homme à son image et semblance. »
  8. 8. Voyez la lettre 255, p. 524.
  9. 9. Il s’agit vraisemblablement d’un vin envoyé de Provence. Il y a dans le canton de Vence, sur le Var, un bourg du nom de Saint-Laurent où se fait un commerce d’excellent vin muscat. Ce cru était-il célèbre dès le dix-septième siècle
  10. 10. Voyez la note 7 de la lettre 253.
  11. 11. Voyez la note 6 de la lettre 253.
  12. 12. Voyez la lettre du 24 juin suivant.
  13. 13. Il n’est pas facile de dire quelle était cette dame ; était-ce Mlle de Grancey, Mlle de Fiennes, ou Mme de Coetquen ?
  14. 14. Voyez la note 14 de la lettre 238.
  15. 15. C’est-à-dire M. de la Rochefoucauld et Mme de la Fayette, qui demeuroient l’un et l’autre au faubourg Saint-Germain, et que Mme de Sévigné voyoit très-souvent. (Note de Perrin.)