Lettre 274, 1672 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 62-67).
◄  273
275  ►

1672

274. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 13e mai.

Il est vrai, ma fille, que l’extrême beauté de Livry seroit bien capable de donner de la joie à mon pauvre esprit, si je n’étois accablée de la triste vue de ma tante, de la véritable envie que j’ai de partir, et de la langueur de Mme de la Fayette. Après avoir été un mois à la campagne à se reposer, à se purger, à se rafraîchir, elle revient comme un gardon[1] : la première chose qui lui arrive, c’est la fièvre tierce avec des accès qui la font rêver, qui la dévorent, et qui ne peuvent faire autre chose que la consumer ; car elle est extrêmement maigre, et n’a rien dans le corps ; mais quoique je sois touchée de cette maladie, elle ne m’effraye point ; celle de ma tante est ce qui m’embarrasse. Cependant fiez-vous à nous, laissez-nous faire : nous n’irions de longtemps en Provence, si nous n’y allions cette année. Quoique vous soyez en état de revenir avec moi, laissez-nous partir ; et si la présence de l’abbé vous paroît nécessaire à donner quelque ordre dans vos affaires, profitez de sa bonne intention : on fait bien des affaires en peu de temps. Ayez pitié de notre impatience, aidez-nous à la soutenir, et ne croyez pas que nous perdions un moment à partir, quand même il en devroit coûter quelque petite chose à la bienséance. Parmi tant de devoirs, vous jugez bien que je péris ; ce que je fais m’accable, et ce que je ne fais pas m’inquiète. Ainsi le printemps qui me redonneroit la vie n’est pas pour moi :

Ah ! ce n’est pas pour moi que sont faits les beaux jours !

Voilà ma chanson. Je fais pourtant de petites équipées de temps en temps, qui me soutiennent l’âme dans le corps.

Je comprends fort bien l’envie que vous avez quelquefois de voir Livry ; j’espère, ma chère fille, que vous en jouirez à votre tour. Ce n’est pas que Monsieur d’Uzès ne vous dise comme le Roi s’est fait une loi de n’accorder aucune grâce là-dessus ; il vous dira ce qu’il lui dit ; vous entendez bien ce que je veux dire ; mais vous en jouirez, s’il plaît à Dieu, pendant la vie de notre abbé[2]. Je me faisois conter l’autre jour ce que c’est que votre printemps, et où se mettent vos rossignols pour chanter. Je ne vois que des pierres, des rochers affreux, ou des orangers et des oliviers dont l’amertume ne leur plaît pas. Remettez-moi votre pays en honneur. J’approuve fort le voyage que vous faites ; je le crois divertissant ; le bruit du canon me paroît d’une dignité de convenance ; il y a quelque chose de romanesque à recevoir partout sa princesse avec cette sorte de magnificence. Pour des étrangers et des princes Thrasybules[3] qui arrivent à point nommé, je ne crois pas que vous en ayez beaucoup : voilà ce qui manque à votre roman ; cette petite circonstance n’est pas considérable. Vous deviez bien me mander qui vous accompagne dans cette promenade. M. de Martel[4] a mandé ici qu’il vous recevroit comme la reine de France. Je trouve fort plaisante la belle passion du général des galères[5]. Quand il voudra jouer l’homme saisi et suffoqué, il n’aura guère de peine : de la façon dont vous le représentez, il crèvera aux pieds de sa maîtresse. Il me semble que vous êtes mieux ensemble que vous n’étiez : je comprends qu’à Marseille il m’aime fort tendrement.

Vos lettres sont envoyées fidèlement : vous pourriez m’en adresser davantage, sans crainte de m’incommoder. Mais pourquoi ne m’avez-vous point mandé le sujet de votre chagrin de l’autre jour ? J’ai pensé à tout ce qui peut en donner dans la vie. Depuis votre dernière lettre, je me renferme à comprendre qu’on vous fait des méchancetés ; je ne puis les deviner, et ne vois point d’où elles peuvent venir. La Marans a d’autres affaires ; vous êtes loin, vous ne l’incommodez sur rien ; sa sorte de malice ne va point à ces choses-là, où il faut du soin et de l’application. Vous devriez bien m’éclaircir là-dessus. Mais, bon Dieu ! que peut-on dire de vous ? Je ne puis en être en peine, étant persuadée, comme je le suis, que ce qui est faux ne dure point. Quand vous voudrez, ma chère enfant, vous m’instruirez mieux que vous n’avez fait.

M. de Turenne est parti de Charleroi avec vingt mille hommes : on ne sait encore quel dessein il a[6]. Mon fils est toujours en Allemagne ; il est vrai que désormais on sera bien triste en apprenant des nouvelles de la guerre. On craint que Ruyter[7], qui, comme vous savez, est le plus grand capitaine de la mer, n’ait combattu et battu le comte d’Estrées dans la Manche[8]. On sait très-peu de nouvelles ici ; on dit que le Roi ne veut pas qu’on en écrive. Il faut espérer au moins qu’il ne nous cachera pas ses victoires.

Je donnai hier à dîner à la Troche, à l’abbé Arnauld[9], à M. de Varennes[10], dans ma petite maison, que je n’aime que parce qu’il semble qu’elle n’ait été faite que pour me donner la joie de vous y recevoir tous deux.


Depuis que j’ai commencé cette lettre, j’ai vu le Marseille. Il m’a paru doux comme un mouton ; nous ne sommes entrés dans aucune controverse ; nous avons parlé des merveilles que nous ferons, Monsieur d’Uzès et moi, pour cimenter une bonne paix. Je ne souffrirois pas aisément le retour de Mme de Monaco, sans l’espérance de vous ramener aussi : mon bon naturel n’est point changé. Je sais, à n’en pouvoir douter, que la Marans craint votre retour au delà de tout ce qu’on craint le plus. Soyez persuadée qu’elle l’empêcheroit, si elle pouvoit ; elle ne sauroit soutenir votre présence. Si vous vouliez me dire un petit mot de plus sur les méchancetés qu’on vous a faites, peut-être vous pourrois-je donner de grandes lumières pour découvrir d’où elles viennent. Vous avez de l’obligation à Langlade ; ce n’est point un écriveux ; mais il paroît votre ami en toute occasion. Il a dit des merveilles à Monsieur de Marseille, et l’a plus embarrassé que tous les autres. M. d’Irval[11] est parti pour Lyon, et puis à Venise : l’équipage de Jean de Paris[12] n’étoit qu’un peigne dans un chausson au prix du sien[13]. Il dit de vous : Tanto t’odierò quanto t’amai[14] il prétend que vous l’avez méprisé. M. de Marsillac mande qu’ils sont partis le 10 pour une grande expédition : M. de Turenne a marché le premier avec vingt mille hommes.


  1. Lettre 274. — 1. Petit poisson blanc d’eau douce. « On dit proverbialement : sain comme un gardon. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  2. 2. Voyez la lettre du 22 janvier précédent, tome II, p. 475.
  3. 3. Voyez l’Histoire de Thrasibule et d’Alcionide au livre III de la troisième partie du Grand Cyrus.
  4. 4. Commandant la marine à Toulon. (Note de Perrin.) — Voyez la note 1 de la lettre du 16 mai suivant à Mme de Grignan.
  5. 5. M. de Vivonne, qui étoit excessivement gros. (Note de Perrin, 1734.) — Voyez la note 5 de la lettre 148.
  6. 6. Voyez la fin de la lettre. — La Gazette, sous la rubrique de Charleroi, 9 mai, annonce que le Roi « vient de faire partir l’avant-garde, sous le vicomte de Turenne, au nombre de plus de vingt mille hommes… mais on ne sait point encore à quel dessein, si ce n’est, comme le croient quelques-uns, pour aller couper les passages aux secours de Maestricht. »
  7. 7. Michel-Adriensz de Ruyter, né en 1607 à Flessingue, mortellement blessé devant Catane le 22 avril 1676.
  8. 8. C’était un faux bruit. Un combat avait eu lieu entre une frégate française et un petit bâtiment hollandais, dont la frégate s’était emparée. Les deux flottes anglaise et française firent leur jonction le 16 mai à Portsmouth. — Sur le comte d’Estrées, voyez la note 4 de la lettre 147.
  9. 9. Voyez la note 4 de la lettre 51, et plus loin la lettre 279, note 7.
  10. 10. Sans doute l’oncle de Mme de la Troche ; Mme de Sévigné annonce sa mort dans la lettre du 28 juillet 1680.
  11. 11. Voyez la note 19 de la lettre 132, tome II, p. 56.
  12. 12. Voyez la note 9 de la lettre 186, tome II, p. 290.
  13. 13. Saint-Amant, dans le poëme intitulé la Chambre du débauché, parle du

    …Déshabiller d’un page,
    Où le luxe mis hors d’arçon
    Ne montre pour tout équipage
    Qu’un peigne dedans un chausson.


  14. 14. Je te haïrai autant que je t’aimai. C’est avec le changement d’agiterò en odierò, ce vers des imprécations d’Armide contre Renaud, au XVIe chant (stance 58) de la Jérusalem délivrée :

    Tanto t’agiterò, quanto t’amai.

    Il est revenu, tel que nous le citons, sous la plume de Mme de Sévigné, dans sa lettre au comte de Guitaut du 23 janvier 1682.