Lettre 277, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 77-79).
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1672

277 — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 20e mai.

Je comprends fort bien, ma fille, et l’agrément, et la magnificence, et la dépense de votre voyage : je l’avois dit à notre abbé comme une chose pesante pour vous ; mais ce sont des nécessités. Il faut cependant examiner si l’on veut bien courir le hasard de l’abîme où conduit la grande dépense ; nous en parlerons. Il n’importe guère, ma chère fille, d’avoir du repos pour soi-même, quand on aime, et qu’on entre dans les intérêts de ceux qui nous sont chers ; c’est le moyen[1] de n’avoir guère de plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l’aimer autant qu’on fait. Je dis la même chose de la santé ; j’en ai beaucoup ; mais à quoi me sert-elle ? à garder ceux qui n’en ont point. La fièvre a repris traîtreusement à Mme de la Fayette. Ma tante est bien plus mal que jamais ; elle s’en va tous les jours. Que fais-je ? Je sors de chez ma tante, et je vais chez cette pauvre Fayette ; et puis je sors de chez la Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni promenades, ni ma jolie maison : tout cela ne m’est de rien ; il faut pourtant que je coure à Livry un moment, car je n’en puis plus. Voilà comme la Providence partage les chagrins et les maux. Après tout, les miens ne sont rien en comparaison de l’état où est ma pauvre tante. Ah ! noble indifférence, où êtes-vous ? Il ne faut que vous pour être heureux, et sans vous tout est inutile ; mais puisqu’il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits.

J’ai vu Mme de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez penser. Son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté ; il est comblé de vos politesses ; il vous loue et vous admire. Sa femme m’étoit venue chercher pour me montrer cette lettre ; je la trouvai enfin, et je vous acquittai de tout. Rien n’est plus romanesque que vos fêtes sur la mer, et vos festins dans le Royal-Louis, ce vaisseau d’une si grande réputation.

Le véritable Louis[2] est en chemin avec toute son armée ; les lettres ne disent rien de positif, parce qu’on ne sait rien. Il n’est plus question de Maestricht ; on dit qu’on va prendre trois places, l’une sur le Rhin, l’autre sur l’Yssel, et la troisième tout auprès : je vous manderai leurs noms, quand je les saurai. Rien n’est plus confus que toutes les nouvelles de l’armée : ce n’est pas faire sa cour que d’en mander, ni de se mêler de deviner et de raisonner. Les lettres sont plaisantes à voir. Vous jugez bien que je passe ma vie avec des gens qui ont des fils assez bien instruits ; mais il est vrai que le secret est grand sur les intentions de Sa Majesté. L’autre jour un homme de très-bonne maison[3] écrivoit à un de ses amis ici : « Je vous prie, mandez-moi où nous allons, si nous passerons l’Yssel, ou si nous assiégerons Maestricht. » Vous pouvez juger par là des lumières que nous avons ici. Je vous assure que le cœur est en presse. Vous êtes heureuse d’avoir votre cher mari[4] en sûreté, qui n’a d’autre fatigue que de voir toujours votre chien de visage dans une litière vis-à-vis de lui : le pauvre homme ! Il avoit raison de monter à cheval pour l’éviter : le moyen de le regarder si longtemps ? Hélas ! il me souvient qu’une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez vis-à-vis de moi. Quel plaisir ne sentois-je point de voir toujours cet aimable visage ? Il est vrai que c’étoit dans un carrosse : il faut donc qu’il y ait quelque malédiction sur la litière[5].

Mme du Puy-du-Fou ne veut pas que je mène la petite enfant. Elle dit que c’est la hasarder, et là-dessus je rends les armes : je ne voudrois pas mettre en péril sa petite personne ; je l’aime tout à fait. Je lui ai fait couper les cheveux ; elle est coiffée hurlubrelu[6] : cette coiffure est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est admirable ; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle flatte, elle prend le menton[7] : enfin elle est jolie de tout point. Je m’y amuse les heures entières. Je ne veux point que cela meure. Je vous le disois l’autre jour, je ne sais point comme l’on fait pour ne pas aimer sa fille.


  1. Lettre 277. — 1. Dans l’édition de 1754 : « Quand on entre véritablement dans les intérêts des personnes qui nous sont chères, et qu’on sent tous leurs chagrins peut-être plus qu’elles-mêmes, c’est le moyen, etc. »
  2. 2. Dans l’édition de 1734, où le paragraphe précédent manque, il y a ici simplement : le Roi.
  3. 3. Monsieur le Duc. (Note de Perrin.) — L’édition de 1734 ajoute, entre parenthèses : « Vous comprenez bien qui c’est. »
  4. 4. « Votre cher époux. » (Édition de 1734.)
  5. 5. Perrin a cru devoir faire à ce propos la remarque que voici : « On assure que deux personnes qui, en s’aimant beaucoup, entreprendroient un voyage un peu long dans la même litière, finiroient par se haïr le plus franchement du monde. » Voyageant de cette manière avec la comtesse de Maure, Mme Cornuel disoit qu’elle étoit si lasse d’avoir toujours la même figure devant les yeux, qu’elle eut deux ou trois fois l’envie de l’étrangler. (Tallemant des Réaux, tome III, p. 161.)
  6. 6. Voyez tome II, p. 136, et 143 et suivantes.
  7. 7. Dans l’édition de 1734 : « Elle lève le menton. »