Lettre 294, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 134-138).
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1672

294. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, ce dimanche au soir 3e juillet.

Hélas ! ma bonne, j’ai bien des excuses à vous faire de la lettre que je vous ai écrite tantôt en partant pour venir ici. Je n’avois point reçu votre lettre ; mon ami de la poste m’avoit mandé que je n’en avois point ; j’étois au désespoir. J’ai laissé le soin à Mme de la Troche de vous mander toutes les nouvelles, et je suis partie là-dessus.

Il est dix heures du soir ; et M. de Coulanges que j’aime comme ma vie, et qui est le plus joli homme du monde, m’envoie votre lettre qu’il a reçue dans son paquet ; et pour me donner cette joie, il ne craint point d’envoyer son laquais au clair de la lune : il est vrai, ma bonne, qu’il ne s’est pas trompé dans l’opinion de m’avoir fait un grand plaisir ; il est très-sensible, je vous l’avoue ; et je crois même que vous n’en doutez pas.

Je suis fâchée que vous ayez perdu un de mes paquets ; comme ils sont pleins de nouvelles, cela vous dérange, et vous ôte du train de ce qui se passe. Vous devez avoir reçu des relations fort exactes, qui vous auront fait voir que le Rhin[1] étoit mal défendu ; le grand miracle, c’est de l’avoir passé à la nage. Monsieur le Prince et ses Argonautes étoient dans un bateau, et l’escadron qu’ils attaquèrent demandoit quartier, lorsque le malheur voulut que M. de Longueville, qui sans doute ne l’entendit pas, poussé d’une bouillante ardeur, monté sur son cheval qu’il avoit traîné après lui, et voulant être le premier, ouvre la barricade derrière quoi ils étoient retranchés, et tue le premier qui se trouve sous sa main : en même temps on le perce de cinq ou six coups. Monsieur le Duc le suit, Monsieur le Prince suit son fils, et tous les autres suivent Monsieur le Prince : voilà où se fit la tuerie, qu’on auroit, comme vous voyez, très-bien évitée, si l’on eût su l’envie que ces gens-là avoient de se rendre ; mais tout est marqué dans l’ordre de la Providence.

M. le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire ; car, si elle eût tourné autrement, il eût été criminel. On l’envoie reconnoître si la rivière est guéable ; il dit qu’oui : elle ne l’est pas ; des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger ; il est vrai qu’il est le premier : cela ne s’est jamais hasardé ; cela réussit, il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre : vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés ; mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela[2].

Un chevalier de Nantouillet[3] étoit tombé de cheval : il va au fond de l’eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouve la queue d’un cheval, s’y attache ; ce cheval le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard : voilà qui est d’un sang-froid qui me fait souvenir d’Oronte, prince des Massagètes.

Au reste, il n’est rien de plus vrai que M. de Longueville avoit été à confesse avant que de partir. Comme il ne se vantoit jamais de rien, il n’en avoit pas même fait sa cour à Madame sa mère ; mais ce fut une confession conduite par nos amis[4], dont l’absolution fut différée plus de deux mois. Cela s’est trouvé si vrai, que Mme de Longueville n’en peut pas douter : vous pouvez penser quelle consolation. Il faisoit une infinité de libéralités et de charités que personne ne savoit, et qu’il ne faisoit qu’à condition qu’on n’en parlât point. Jamais un homme n’a eu tant de solides vertus ; il ne lui manquoit que des vices, c’est-à-dire un peu d’orgueil, de vanité, de hauteur ; mais du reste, jamais on n’est approché si près de la perfection : Pago lui, pago il mondo[5] ; il étoit au-dessus des louanges ; pourvu qu’il fût content de lui, c’étoit assez. Je vois souvent des gens qui sont encore fort éloignés de se consoler de cette perte ; mais pour tout le gros du monde, ma pauvre bonne, cela est passé ; cette triste nouvelle n’a assommé que trois ou quatre jours ; la mort de Madame[6] dura bien plus longtemps. Les intérêts particuliers de chacun pour ce qui se passe à l’armée empêchent la grande application pour les malheurs d’autrui. Depuis ce premier combat, il n’a été question que de villes rendues et de députés qui viennent demander la grâce d’être reçus au nombre des sujets nouvellement conquis de Sa Majesté.

N’oubliez pas d’écrire un petit mot à la Troche, sur ce que son fils s’est distingué et a passé à la nage : on l’a loué devant le Roi, comme un des plus hardis. Il n’y a nulle apparence qu’on se défende contre une armée si victorieuse. Les François sont jolis assurément : il faut que tout leur cède pour les actions d’éclat et de témérité ; enfin il n’y a plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive valeur.

Si mes lettres sont perdues présentement, vous y perdez plus qu’en un autre temps.

Pourquoi croyez-vous que je ne parte que cet hiver ? Je prétends revenir en ce temps-là avec vous et M. de Grignan. Notre abbé a le courage de vouloir bien affronter les chaleurs ; je ne crains que pour lui. Ne nous empêchez point de partir par dire que vous ne nous attendez plus. Hélas ! il n’est plus question de ma pauvre tante ; nous lui avons rendu les derniers devoirs avec bien des larmes : dispensez-moi de lui faire tous vos compliments.

Je crois que nous mettrons la pauvre Mlle de la Trousse aux filles de la Croix qui sont au faubourg Saint-Antoine, et qui ne sont pas si suffisantes que nos sœurs[7]. La pauvre fille ne cherche plus que la mort et le paradis. Elle a raison.

Au reste, voici bien des nouvelles : j’avois amené ici mon petit chat[8] pour y passer l’été ; j’ai trouvé qu’il y fait sec, il n’y a point d’eau ; la nourrice craint de s’y ennuyer : que fais-je à votre avis ? Je la ramènerai après-demain chez moi tout paisiblement[9]. Elle sera avec la mère Jeanne qui fera leur petit ménage. Mme de Sanzei[10] sera à Paris ; elle ira se promener dans son jardin ; elle aura mille visites ; j’en saurai des nouvelles très-souvent. Voilà qui est fait : je change d’avis ; ma maison est jolie ; elle ne manquera de rien. Il ne faut pas croire que Livry soit charmant pour une nourrice comme pour moi. Adieu, ma divine enfant ; pardonnez le chagrin que j’avois d’avoir été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres. Je n’en ai eu qu’une, c’est bien assez pour moi. Je vous embrasse très-tendrement. Vos lettres me sont si agréables, qu’il n’y a que vous qui me puissiez consoler de n’en avoir plus.


  1. Lettre 294 (revue sur une ancienne copie). — 1. C’est le texte de l’édition de la Haye (1726), et de celles de Perrin. Dans le manuscrit et dans l’édition de Rouen (1726), au lieu du Rhin il y a l’Yssel. — « On doit reconnaître, dit M. Rousset, que Montbas (gentilhomme français au service des états généraux) ne faisait pas bonne garde, et que les Hollandais ont eu de justes motifs de l’accuser de négligence, sinon de trahison : à peine y avait-il à Tolhuys onze à douze cents hommes, infanterie et cavalerie. Ils n’eurent même pas le temps de se reconnaître. » (Histoire de Louvois, tome I, p. 359.)
  2. 2. Le comte de Guiche a écrit une relation du passage du Rhin ; on la trouve au tome LVIL (p. 105-118) de la 2e série des Mémoires de la collection Petitot.
  3. 3. François du Prat, descendant du chancelier ; il était fils cadet du marquis de Nantouillet, et fut substitué par son grand-oncle maternel aux nom et titre de comte de Barbançon. Il eut une compagnie de cavalerie au régiment de la Reine, et (en 1685) la charge de premier maître d’hôtel du duc d’Orléans. Il épousa Anne-Marie, fille de Colbert du Terron. « Barbançon, premier maître d’hôtel de Monsieur, mourut aussi (en juin 1695), si goûté du monde par le sel de ses chansons, et l’agrément et le naturel de son esprit. » (Mémoires de Saint-Simon, tome I, p. 257.)
  4. 4. Messieurs de Port-Royal. (Note des éditions de 1726.)
  5. 5. Lui content, (il fallait que) le monde fût content. Dans le Pastor fido du Guarini, acte II, scène v, Amaryllis dit, parlant de la plus humble des bergères, dont elle envie le sort :

    Paga lei, pago’l mondo.
    Per lei di nembi il ciel s’oscura indarno…

    Elle contente, content (soit) le monde. Pour elle c’est en vain que le ciel s’obscurcit de nuages, etc. Le premier vers est sans doute un ancien proverbe ; Mme de Sévigné cite ailleurs le second.

  6. 6. Henriette-Anne d’Angleterre.
  7. 7. Les filles de la Visitation. — Sur les filles de la Croix, voyez tome I, p. 153, note 13.
  8. 8. C’est le texte du manuscrit. Dans l’édition de la Haye (1726) : « Mon petit cœur ; » dans celle de Perrin : « Ma petite-enfant. »
  9. 9. Voyez la lettre du 11 juillet suivant, p. 147.
  10. 10. Voyez la note 10 de la lettre 166.