Lettre 297, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 146-149).
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1672

297. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET D’EMMANUEL DE COULANGES À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 11e juillet.
de madame de sévigné.

Ne parlons plus de mon voyage, ma bonne ; il y a longtemps que nous ne faisons autre chose, qu’enfin cela fatigue. C’est comme les longues maladies qui usent la douleur : les longues espérances usent toute la joie. Vous aurez dépensé tout le plaisir de me voir en attendant ; quand j’arriverai, vous serez tout accoutumée à moi.

J’ai été obligée de rendre les derniers devoirs à ma tante ; il a fallu encore quelques jours au delà : enfin voilà qui est fait, je pars mercredi, et vais coucher à Essonne ou à Melun. Je vais par la Bourgogne ; je ne m’arrêterai point à Dijon : je ne pourrai pas refuser quelques jours en passant à quelque vieille tante[1] que je n’aime guère. Je vous écrirai d’où je pourrai ; je ne puis marquer aucun jour. Le temps est divin, il a plu comme pour le Roi ; notre abbé est gai et content, la Mousse est un peu effrayé de la grandeur du voyage, mais je lui donnerai du courage. Pour moi, je suis ravie ; et si vous en doutez, mandez-le-moi à Lyon[2], afin que je m’en retourne sur mes pas. Voilà, ma bonne, tout ce que je vous manderai. Votre lettre du 3e est un peu séchette, mais je ne m’en soucie guère. Vous me dites que je vous demande pourquoi vous avez ôté la Porte[3] ? Si je l’ai fait, j’ai tort, car je le savois fort bien ; mais j’ai cru vous avoir demandé pourquoi vous ne m’en aviez point avertie, car je fus tout étonnée de le voir. Je suis fort aise que vous ne l’ayez plus, vous savez ce que je vous en avois mandé.

M. de Coulanges vous parlera de votre lit d’ange[4] ; pour moi, je veux vous louer de n’être point grosse, et vous conjurer de ne la point devenir. Si ce malheur vous arrivoit dans l’état où vous êtes de votre maladie, vous seriez maigre et laide pour jamais. Donnez-moi le plaisir de vous retrouver aussi bien que je vous ai donnée, et de pouvoir un peu trotter avec moi, où la fantaisie nous prendra d’aller. M. de Grignan vous doit donner, et à moi, cette marque de sa complaisance. Ne croyez donc pas que vos belles actions ne soient pas remarquées : les beaux procédés méritent toujours des louanges ; continuez, voilà tout.

Vous me parlez de votre dauphin : je vous plains de l’aimer si tendrement, vous aurez beaucoup de douleurs et de chagrins à essuyer. Je n’aime que trop la petite de Grignan. Contre toutes mes résolutions je l’ai donc ôtée de Livry ; elle est cent fois mieux ici. Elle a commencé à me faire trouver que j’avois bien fait : elle a eu depuis son retour une très-jolie petite vérole volante, dont elle n’a point été du tout malade : ce que le petit Pecquet a traité en deux visites auroit fait un grand embarras, si elle avoit été à Livry. Vous me demanderez si je l’ai toujours vue : je vous dirai qu’oui ; je ne l’ai point abandonnée ; je suis pour le mauvais air, comme vous êtes pour les précipices ; il y a des gens avec qui je ne le crains pas. Enfin je la laisse en parfaite santé au milieu de toutes sortes de secours. Mme du Puy-du-Fou et Pecquet la sèvreront à la fin d’août ; et comme la nourrice est une femme attachée à son ménage, à son mari, à ses enfants, à ses vendanges et à tout, Mme du Puy-du-Fou m’a promis de me donner une femme pour en avoir soin, afin de donner la liberté à la nourrice de pouvoir s’en aller ; et la petite demeurera ici avec cette femme qui aura l’œil à tout, Marie que ma petite aime et connoît fort, la bonne mère Jeanne qui fera toujours leur petit ménage, M. de Coulanges et Mme de Sanzei, qui en auront un soin extrême ; et de cette sorte nous en aurons l’esprit en repos. J’ai été fort approuvée de l’avoir ramenée ici ; Livry n’est pas trop bon sans moi pour ces sortes de gens-là. Voilà qui est donc réglé[5].

* d’emmanuel de coulanges.

Dans quelque lieu que vous soyez couchée, vous pouvez vous vanter que vous êtes couchée dans un lit d’ange : c’est votre lit, Madame ; votre lit c’est un lit d’ange, de quelque manière qu’il soit retroussé. Mais je ne crois pas qu’il n’y ait que votre lit qui soit un lit d’ange : c’est un lit d’ange que celui de mon charmant marquis.

* de madame de sévigné.

Voilà un homme bien raisonnable et une pauvre femme bien contente ! Celui de M. de Coulanges n’est pas tendu par les pieds ; il a cinq fers en cinq[6] sur le bois de lit, d’où pendent cinq rubans qui soutiennent en l’air les trois grands rideaux et les deux cantonniers[7] ; les bonnes grâces[8] sont retirées par le chevet avec un ruban. Adieu, ma bonne. M. de Grignan veut-il bien que je lui rende une visite dans son beau château ?

Suscription : Pour une créature que j’aime passionnément.


  1. Lettre 297 (revue sur une ancienne copie). — 1. Françoise de Rabutin, veuve d’Antoine de Toulongeon, seigneur d’Alonne, capitaine aux gardes et gouverneur de Pignerol, mort en 1633 ; elle était fille de sainte Chantal ; sœur du baron de Chantal, père de Mme Sévigné ; et mère de la première femme de Bussy. Elle mourut à quatre-vingt-six ans en 1684. Voyez la Notice, p. 14, et la Généalogie, p. 343.
  2. 2. Dans le manuscrit : « à Dijon ; » mais voyez p. 150
  3. 3. Voyez la fin des lettres 269, p. 42, et 291, p. 129.
  4. 4. On appelait lit d’ange ou à la duchesse, un lit qui était sans quenouilles ou piliers, et dont on retroussait les rideaux.
  5. 5. Voyez la lettre du 3 juillet précédent, p. 138.
  6. 6. N’y aurait-il pas ici un mot sauté ou quelque autre altération ? Nous avons suivi le texte de l’édition de la Haye, la seule qui donne ce morceau, depuis Voilà jusqu’à avec un ruban.
  7. 7. On appelait cantonniers ou cantonnières deux pièces d’étoffe qui couvraient les colonnes du pied du lit et passaient par-dessus les rideaux.
  8. 8. Les bonnes grâces étaient d’autres pièces d’étoffe qui accompagnaient les grands rideaux.