Lettre 305, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 165-168).
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1672

305. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À CORBINELLI ET À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Deux jours après que j’eus reçu ces lettres, j’y fis réponse, et premièrement à Corbinelli.

À Bussy, ce 24e octobre[1]1672.
à corbinelli.

Je ne doute pas que nous ne fassions mieux de nous écrire tout droit que par Paris. Je viens de recevoir votre lettre du 18e de septembre ; ce sont pourtant cinq semaines qu’elle a été par les chemins.

J’ai eu bien de la joie, Monsieur, de la recevoir avec celle de ma cousine, c’est-à-dire des deux personnes du monde que j’aime et que j’estime le plus.

J’ai été quinze jours à Dijon, où j’ai vu le marquis d’Oraison quatre ou cinq fois à la comédie, et une ou deux à une symphonie qui se fait chez un conseiller du parlement tous les dimanches, et nous nous sommes parlé deux ou trois fois. S’il ne faut que cela en Provence pour faire une grande amitié, on y va bien vite, et je vois bien par là qu’il y fait fort chaud.

Vous voulez savoir comment j’ai supporté le chagrin de n’avoir pas été auprès du Roi pendant cette campagne. Avec toutes les peines du monde. Ma philosophie, qui me sert fort bien sur l’état de ma fortune, est une bête quand il est question de me consoler de n’avoir pas passé le Rhin à la vue du Roi.

Vous me demandez comment je ferois, si j’étois son historien, pour persuader à la postérité les merveilles de sa campagne. Je dirois la chose uniment, et sans faire tant de façons, qui d’ordinaire sont suspectes de fausseté, ou au moins d’exagération ; et je ne ferois pas comme Despréaux, qui dans une épître qu’il adresse au Roi, fait une fable des actions de sa campagne, parce, dit-il, qu’elles sont si extraordinaires, qu’elles ont déjà un grand air de fable[2].

Vous me demandez ce que je crois que dira la postérité sur l’état de ma fortune, après les services que j’ai rendus. Elle dira que j’étois bien malheureux ; et sachant, comme elle saura, la droiture du cœur du Roi, elle le plaindra de n’avoir pu me connoître, et de ne m’avoir vu que par les yeux de gens qui ne m’aimoient pas. Elle dira encore que j’étois sage de parler comme je fais, et que qui se plaint de ses disgrâces avec autant de discrétion, est une grande marque qu’il ne les mérite pas.

Mlles de Bussy savent assez l’italien en prose, mais non pas encore en vers.

à madame de sévigné.

Vous pensez peut-être vous moquer, Madame, quand vous me demandez si les oreilles ne m’ont point corné depuis que notre ami Corbinelli est avec vous. Il y a environ un mois que je crus avoir un rhumatisme dans la tête, tant elles me cornoient ; mais je vois bien que c’est dans le temps que vous parliez de moi tous deux.

Vous me faites grand plaisir de me louer ; j’aime extrêmement votre estime. Pour vos plaintes, je vous en rends grâce : je n’aime pas à faire pitié ; et puis il y a longtemps que les regrets des maux qu’on m’a faits sont passés ; je songe à m’en tirer sans impatience, et le grand fondement que je fais de mes espérances, c’est sur le soin que j’ai de vivre. Pourvu que je vive, je sortirai d’ici, et j’en sortirai agréablement. Cependant je suis mieux que les gens de la cour les mieux établis, en ce que j’espère, et que je ne crains rien. Je me divertis, je goûte la vie, j’ai l’esprit net, une raison assez droite, et je suis content de ce que j’ai :

J’en connois de plus misérables[3].

J’ai passé le temps d’apprendre l’italien ; j’en laisse la curiosité à mes filles, je me dresse en les dressant. Je serai bien aise qu’elles aient l’esprit agréable, mais ce que je veux qu’elles aient préférablement, c’est de la raison, car c’est de quoi l’on a le plus affaire dans la vie.

J’oubliois de vous dire que M. et Mme de Toulongeon étant ici il y a six semaines, leur postillon mit le feu dans mes écuries, ce qui m’en brûla deux[4]. Si la fortune ne m’avoit dressé aux malheurs, je romprois la tête à tout le monde sur cela de mes lamentations ; mais je n’ai non plus songé à cette perte que si c’étoient les écuries d’un autre.

Vous voulez bien que j’assure ici Monsieur et Madame de Grignan de mes très-humbles services. Je viens de vous dire que je passois assez bien mon temps pour un exilé ; mais je le passerois encore bien mieux si j’étois leur voisin ; et j’aurois plus d’indifférence pour mon rappel à la cour que je n’en ai.


  1. Lettre 305. — 1. Le commencement de la lettre de Bussy prouve que la date est bien le 24. Dans la première édition on a omis le 2, et imprimé 4 octobre.
  2. 2. Voici les vers de Boileau :

    Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
    ................
    Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons ;
    Car puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
    Que la vérité pure y ressemble à la fable,
    De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.

    Les critiques que fit Bussy de l’Épître au Roi furent rapportées à l’auteur, et il paraît que d’abord Boileau promit de s’en venger ; mais Bussy sollicita les bons offices du P. Rapin, provoqua une démarche du comte de Limoges, et la querelle fut prévenue. Voyez au tome II de sa Correspondance la lettre insolente, pleine de menace, que Bussy écrivit le 10 avril 1673 au P. Rapin, et que celui-ci sans doute n’eut garde de montrer ; la lettre du comte de Limoges (du 26 avril), rendant compte de son entrevue avec le poëte ; et les deux lettres courtoises (du 25 et du 30 mai) qu’échangèrent Boileau et le comte de Bussy.

  3. 3. C’est le dernier vers du fameux sonnet de Job, de Benserade. Voyez ses Œuvres, 1697, tome I, p. 174.
  4. 4. Mme de Coligny a effacé ces mots, depuis « M. et Mme de Toulongeon, » et y a substitué ceux-ci : « Mes écuries furent brûlées il y a un mois, »