Lettre 308, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 173-175).
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1672

308. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Lambesc, mardi 20e décembre,
à dix heures du matin.

Quand on compte sans la Providence, ma chère fille, on court risque souvent de se mécompter[1]. J’étois toute habillée à huit heures, j’avois pris mon café, entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot[2] chargé ; les sonnettes des mulets me faisoient souvenir qu’il falloit monter en litière ; ma chambre étoit pleine de monde, qui me prioit de ne point partir, parce que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier continuellement, et même dans le moment. Je résistois hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j’avois prise et à tout ce que je vous mandai hier par la poste, en assurant que j’arriverois jeudi, lorsque tout d’un coup M. de Grignan, en robe de chambre d’omelette, m’a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, que mon muletier ne suivroit pas ma litière, que mes mulets tomberoient dans les fossés, que mes gens seroient mouillés et hors d’état de me secourir, qu’en un moment j’ai changé d’avis, et j’ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi coffres qu’on rapporte, mulets qu’on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l’on vous envoie, connoissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des nouvelles, ou me trouvera par les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera[3] jeudi au lieu de moi, et moi, je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter passionnément d’être à Grignan. Si M. de la Garde[4] pouvoit ignorer tout ceci, j’en serois fort aise ; car il va triompher du plaisir de m’avoir prédit tout l’embarras où je me trouve ; mais qu’il prenne garde à la vaine gloire qui pourroit accompagner le don de prophétie dont il pourroit se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m’attendez plus. Je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous assure que je suis fort affligée d’être prisonnière à Lambesc mais le moyen de deviner des pluies qu’on n’a point vues dans ce pays depuis un siècle[5] ?


  1. Lettre 308. — 1. Dans son édition de 1754, Perrin a ainsi corrigé la fin de cette phrase : « il faut très-souvent compter deux fois. »
  2. 2. Petit mulet.
  3. 3. Dans l’édition de 1754 : « Il arrivera à Grignan. »
  4. 4. Le comte de la Garde, cousin germain maternel du comte de Grignan. Voyez la lettre du 2 novembre 1673.
  5. 5. Dans la seconde édition de Perrin, cette lettre est suivie de la remarque que voici : « Mme de Sévigné qui étoit arrivée à Grignan vers les derniers jours de juillet 1672, fut obligée de s’en retourner à Paris vers les premiers jours d’octobre 1673 ; et c’est de ce temps-là que recommence son commerce de lettres avec Mme de Grignan. » Voyez p. 231.