Lettre 309, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 175-178).
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1672

309. — DE MADAME DE COULANGES À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 26e décembre.

Le siége de Charleroi est enfin levé[1]. Je ne vous mande aucun détail de ce qui s’y est passé, sachant que Mlle de Méri en envoie une relation à Mme de Grignan. On ignore jusqu’à présent quelle route le Roi prendra : les uns disent qu’il retournera tout droit à Saint-Germain ; les autres, qu’il ira en Flandre : nous serons bientôt éclaircis de sa marche. Sans vanité, je sais des nouvelles à l’arrivée des courriers ; c’est chez M. le Tellier[2] qu’ils descendent, et j’y passe mes journées ; il est malade, et il paroît que je l’amuse ; cela me suffit pour m’obliger à une grande assiduité. Je ne comprends point par quelle aventure vous n’avez pas reçu la lettre de M. de Coulanges, dans laquelle je vous écrivois. C’est une médiocre perte pour vous ; j’ai cependant la confiance de croire que vous regrettez cette lettre, parce que je vous aime, ma très-belle, et que vous m’avez toujours paru reconnoissante.

J’ai été à la messe de minuit ; j’ai mangé du petit salé au retour ; en un mot, j’ai un assez bon corps cette année pour être digne du vôtre. J’ai fait des visites avec Mme de la Fayette ; et je me trouve si bien d’elle, que je crois qu’elle s’accommode de moi. Nous avons encore ici Mme de Richelieu ; j’y soupe ce soir avec Mme du Fresnoi. Il y a grande presse de cette dernière à la cour : il ne se fait rien de considérable dans l’État, où elle n’ait part[3]. Pour Mme Scarron, c’est une chose étonnante que sa vie[4] : aucun mortel, sans exception, n’a commerce avec elle. J’ai reçu une de ses lettres ; mais je me garde bien de m’en vanter, de peur des questions infinies que cela attire. Le rendez-vous du beau monde est les soirs chez la maréchale d’Estrées[5] ; Manicamp et ses deux sœurs[6] sont assurément bonne compagnie ; Mme de Senneterre s’y trouve quelquefois, mais toujours sous la figure d’Andromaque ; on est ennuyé de sa douleur. Pour elle, je comprends qu’elle s’en accommode mieux que de son mari. Cette raison devroit pourtant lui faire oublier qu’elle est affligée. Je la crois de bonne foi, ainsi je la plains.

Les gendarmes-Dauphin[7] sont dans l’armée de Monsieur le Prince ; il faut espérer qu’on les mettra bientôt en quartier d’hiver, et qu’ils auront un moment pour donner ordre à leurs affaires : je connois des gens qui en sont accablés[8].

Adieu, ma très-aimable, je vais me préparer pour la grande occasion de ce soir ; il faut être bien modeste pour se coiffer, quand on soupe avec Mme du Fresnoi. Permettez-moi de faire mille compliments à Mme de Grignan ; je voudrois bien que ce fût des amitiés, mais vous ne voulez pas.

La princesse d’Harcourt a paru à la cour sans rouge, par pure dévotion : voilà une nouvelle qui efface toutes les autres ; on peut dire aussi que c’est un grand sacrifice : Brancas en est ravi. Il vous adore, mon amie : ne le désapprouvez donc pas lorsqu’il censure les plaisirs que vous avez sans lui ; c’est la jalousie qui l’y oblige ; mais vous ne voudriez de la jalousie que de ceux dont vous pourriez être jalouse ; il faut plaindre Brancas.


  1. Lettre 309. — 1. Le prince d’Orange fut obligé de lever le siège de Charleroi, le 22 décembre 1672. (Note de l’édition de 1751.) — Charles de Montsaulnin, comte de Montal, s’était jeté fort à propos dans Charleroi, et le Roi s’en étant approché avec son armée, le siége fut levé. Le Roi lui donna le bailliage de Binche. Bussy, qui était parent de Montal, dont la mère s’appelait Gabrielle de Rabutin, dame de Montal, lui écrivit à l’occasion de son succès le 6 janvier 1673. Sa lettre, dans le manuscrit de l’Institut, est suivie de réflexions chagrines sur l’heureuse chance de Montal.
  2. 2. Mme de Coulanges étoit nièce de M. le Tellier, depuis chancelier de France. (Note de l’édition de 1751.)
  3. 3. Elle était maîtresse de Louvois. Voyez la note 2 de la lettre 218, la Correspondance de Bussy, tome II, p. 237, et Saint-Simon, tome I, p. 60. « Ce qu’il y avoit de plus grand de l’un et de l’autre sexe étoit appliqué à faire sa cour à cette femme, qui de son côté y répondoit avec toute l’insolence que donnent la beauté et la prospérité, jointes à une basse naissance et à fort peu d’esprit. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 224.)
  4. 4. Elle habitait « au faubourg Saint-Germain, par delà les Carmes, » dit Mademoiselle (tome IV, p. 394), une maison isolée où, dans un profond, secret, elle élevait le duc du Maine et le comte de Vexin, enfants de Mme de Montespan. Voyez la lettre du 4 décembre 1673.
  5. 5. Gabrielle de Longueval, veuve sans enfants de François-Annibal duc et maréchal d’Estrées, frère de la belle Gabrielle. Voyez plus haut, p. 24, note 3.
  6. 6. Bernard de Longueval, marquis de Manicamp (mort en 1684) ; Gabrielle, veuve du vieux maréchal d’Estrées (voyez la note précédente) ; et Françoise, chanoinesse de Remiremont (morte en 1688). La comtesse de Bussy était leur cousine par sa mère. (Voyez la lettre du 6 juillet 1680.) — Mme de Senneterre (dont Mme de Coulanges va parler) était aussi une Longueval ; on a vu plus haut (tome II, p. 400, 401) que son mari avait été assassiné au mois d’octobre.
  7. 7. Le marquis de la Trousse, qui passait pour être très-bien avec Mme de Coulanges, était capitaine-lieutenant de cette compagnie ; Charles de Sévigné en était guidon. Voyez la lettre du 24 février suivant.
  8. 8. Voyez la lettre du 20 mars suivant, p. 197.