Lettre 311, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 183-184).
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1673

311. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Marseille, mercredi[1].

Je vous écris entre la visite de Madame l’intendante et une harangue très-belle. J’attends un présent et le présent attend ma pistole. Je suis charmée de la beauté singulière de cette ville. Hier le temps fut divin, et l’endroit d’où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville, est une chose étonnante[2] ; mais surtout je suis ravie de Mme de Montfuron[3] : elle est aimable, et on l’aime sans balancer. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à son arrivée ; des noms connus, des Saint-Hérem, etc. ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, des gens faits à peindre une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité : moi, qui aime les romans, tout cela me ravit et j’en suis transportée. Monsieur de Marseille vint hier au soir ; nous dînons chez lui ; c’est l’affaire des deux doigts de la main[4]. Dites-le à Volonne[5]. Il fait aujourd’hui un temps de diantre[6], j’en suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et est plus peuplé que Paris à proportion : il y a cent mille âmes. De vous dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le loisir de compter. L’air en gros y est un peu scélérat, et parmi tout cela je voudrois être avec vous. Je n’aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu’un autre : c’est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu d’avoir[7] plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes foiblesses ni de mes chaînes.


  1. Lettre 311 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Mme de Sévigné, dans les lettres à sa fille, omet en général la date de l’année ; cette lettre de Marseille et les deux suivantes n’ont pas non plus la date du mois. Le chevalier de Perrin, dans ses deux éditions, les a placées entre la lettre du 30 octobre et celle du 10 décembre 1672. Dans l’édition de 1818, on avait suivi le même ordre, et précisé les dates encore davantage en faisant suivre ces trois lettres (nos 311, 312, 313) de la lettre à Arnauld d’Andilly du 11 décembre, qui n’avait pas été connue de Perrin. Walckenaer (voyez tome IV, p. 362) ne propose pas d’autre changement que de faire précéder les trois lettres de Marseille de celles d’Aix (du 11 décembre) et de Lambesc (du 20 décembre), et de les mettre immédiatement après cette dernière. Nous pensons que cela ne suffit pas, et il nous paraît probable, pour diverses raisons tirées de ces lettres mêmes, qu’elles ont été écrites plus tard. Un passage de la troisième (no 313) semble indiquer qu’elles sont au moins postérieures à la clôture de l’assemblée des communautés, clôture qui eut lieu à la fin de janvier. Dans une des lettres suivantes (29 janvier 1674) Mme de Sévigné parle d’un voyage de M. de Grignan à Marseille et à Toulon, et ajoute : « Il y a un an, comme à cette heure, que nous y étions ensemble. » Il est possible que ces mots se rapportent au voyage pendant lequel elle écrivit les trois lettres sans date, mais rien ne permet de l’affirmer.
  2. 2. Ce lieu s’appelle, en langage du pays, la visto. On s’y arrête ordinairement pour admirer la beauté de ce point de vue. (Note de Perrin, 1754.)
  3. 3. Marie de Pontevez de Buous, femme de Léon de Valbelle, marquis de Montfuron, et cousine germaine du comte de Grignan. (Note du même.)
  4. 4. Dans le manuscrit : « C’est l’affaire de deux doigts de la main. »
  5. 5. Y aurait-il quelque allusion à sa réputation d’empoisonneur ? Voyez la lettre du 1er décembre 1673.
  6. 6. C’est le texte du manuscrit. Dans l’édition de la Haye (1726) : « un temps du diable ; » dans celles de Perrin : « un temps abominable. »
  7. 7. « Priez Dieu pour avoir. » (Édition de la Haye, 1726.)