Lettre 314, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 188-191).
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1673

314. — DE LA ROCHEFOUCAULD ET DE MADAME DE LA FAYETTE À MADAME DE SÉVIGNÉ.

À Paris, le 9e février 1673.
de la rochefoucauld.

Vous ne sauriez croire le plaisir que vous m’avez fait de m’envoyer la plus agréable lettre qui ait jamais été écrite ; elle a été lue et admirée comme vous le pouvez souhaiter. Il me seroit difficile de vous rien envoyer de ce prix-là ; mais je chercherai à m’acquitter, sans espérer néanmoins d’en trouver les moyens, dans le soin de votre santé, car vous vous portez si bien, que vous n’avez pas besoin de mes remèdes.

Madame la Comtesse[1] est allée ce matin à Saint-Germain remercier le Roi d’une pension de cinq cents écus qu’on lui a donnée sur une abbaye ; cela lui en vaudra mille avec le temps, parce que c’est sur un homme qui a la même pension sur l’abbé de la Fayette[2] ; ainsi ils sont quittes présentement ; et quand ce premier mourra, la pension demeurera toujours sur son abbaye. Le Roi a même accompagné ce présent de tant de paroles agréables, qu’il y a lieu d’attendre de plus grandes grâces. Si je suis le premier à vous apprendre ceci, voilà déjà la lettre de M. de Coulanges à demi payée ; mais qui nous payera le temps que nous passons ici sans vous ? Cette perte est si grande pour moi, que vous seule pouvez m’en récompenser ; mais vous ne payez point ces sortes de dettes-là ; j’en ai bien perdu d’autres, et pour être ancien créancier, je n’en suis que plus exposé à de telles banqueroutes.

L’affaire de M. le chevalier de Lorraine et de M. de Rohan[3] est heureusement terminée ; le Roi a jugé de leurs intentions, et personne n’a eu dessein de s’offenser.

Monsieur le Duc est revenu, Monsieur le Prince arrive dans deux jours : on espère la paix ; mais vous ne revenez pas, et c’est assez pour ne rien espérer.

Quoi que vous me disiez de Mme de Grignan, je pense qu’elle ne se souvient guère de moi ; je lui rends cependant mille très-humbles grâces, ou à vous, de ce que vous me dites de sa part. Ma mère[4] est un miroir de dévotion : elle a fait un cantique pour ses ennemis, où la reine de Provence[5] n’est pas oubliée. Embrassez Monsieur l’abbé[6] à mon intention, et dites-lui qu’après le marquis de Villeroi, je suis mieux que personne auprès de M. de Coulanges.

Si vous avez des nouvelles de notre pauvre Corbinelli, je vous supplie de m’en donner : j’ai pensé effacer l’épithète, mais j’apprends toujours à la honte de nos amis qu’elle ne lui convient que trop.

de madame de la fayette.

Voilà une lettre qui vous dit, ma belle, tout ce que j’aurois à vous dire. Je me porte bien de mon voyage de Saint-Germain. J’y vis votre fils[7], j’en fis comme du mien ; il est très-joli. Adieu.


  1. Lettre 314. — 1. Mme de la Fayette.
  2. 2. Louis, fils aîné de Mme de la Fayette. Il eut les abbayes de la Grènetière, de Valmon, de Dalon, etc. : son grand-oncle paternel, l’évêque de Limoges, se démit de celle de Dalon en sa faveur. Voyez la lettre du 15 décembre 1675.
  3. 3. Sur le chevalier de Rohan, qui fut décapité l’année suivante, et dont il est ici question, voyez la lettre du 15 octobre 1674. « C’étoit l’homme de son temps le mieux fait, de la plus grande mine, et qui avoit les plus belles jambes… Au reste, c’étoit un composé de qualités contraires : il avoit quelquefois beaucoup d’esprit, et souvent peu ; sa bile échauffée lui fournissoit ce qu’on appelle de bons mots. Il étoit capable de hauteur, de fierté, et d’une action de courage ; il l’étoit aussi de foiblesse et de mauvais procédé, comme il le fit voir dans une affaire qu’il eut avec M. le chevalier de Lorraine, qui valoit mieux que lui ; car il osa avancer qu’un jour étant à cheval il l’avoit frappé de sa canne, chose dont il s’est dédit après beaucoup de menteries avérées. Ce même chevalier de Rohan avoit eu autrefois un procédé avec le Roi, encore jeune… qui lui avoit donné… du relief dans le public, et au Roi, malgré son orgueil et son amour-propre, une idée de ce chevalier, dont il auroit pu profiter, s’il l’avoit su faire. Une marque que ce que je dis est vrai, c’est qu’après un grand dérèglement, beaucoup d’extravagances, et un mépris de la cour marqué en plusieurs occasions, le Roi l’avoit encore agréé pour la charge de colonel des gardes, lorsqu’elle sortit de la maison de Gramont (à la fin de 1671 ; voyez tome II, p. 409) : grâce dont il ne sut pas profiter, et qui l’auroit garanti d’une mort tragique. » (Mémoires de la Fare, tome LXV, p. 212 et suivante. Voyez encore la Correspondance de Bussy, tome II, p. 196 et 197, lettres des 9 et 11 janvier 1673.) — Nous avons trouvé dans les papiers de M. Monmerqué la copie d’une longue lettre écrite par le chevalier de Rohan à Pompone, pour lui demander, au sujet de sa querelle avec le chevalier de Lorraine, ses bons offices auprès du Roi.
  4. 4. Mme de Marans.
  5. 5. Mme de Grignan. Voyez tome II, p. 46, note 4 ; p. 140 et 141, notes 4 et 5.
  6. 6. L’abbé de Coulanges.
  7. 7. Charles de Sévigné ne put revenir qu’un moment à Paris pendant les quartiers d’hiver, en février 1673. Voyez la lettre de Mme de la Fayette du 27 février, et la Notice, p. 201.