Lettre 337, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 246-250).
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1673

337. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Bourbilly, samedi 21e octobre.

J’arrivai ici lundi au soir, comme je vous l’écrivis dès le même soir. Je trouvai des lettres de Guitaut qui m’attendoient. Le lendemain, dès neuf heures, il vint ici au galop, mouillé comme un canard, car il pleut tous les jours. Nous causâmes extrêmement ; il me parla fort de vous, et m’entretint ensuite de ses affaires et de ses dégoûts. Il me dit que le Roi est revenu à Versailles[1] ; il me montra les nouvelles de la guerre[2] ; il trouva que la politique obligeroit sans doute M. de Grignan à venir expliquer sa conduite à Sa Majesté, et même à venir prendre les ordres de sa propre bouche pour la guerre, si elle se déclare. Voilà ce qu’il me dit sans vouloir me plaire, et même sans intérêt ; car il me paroît peu disposé à retourner cet hiver à Paris. Après que nous eûmes dîné très-bien, malgré la rusticité de mon château, voilà un carrosse à six chevaux qui entre dans ma cour, et Guitaut à pâmer de rire. Je vois en même temps la comtesse de Fiesque, et Mme de Guitaut qui m’embrassent. Je ne puis vous représenter mon étonnement, et le plaisir qu’avoit pris Guitaut à me surprendre. Enfin voilà donc la Comtesse à Bourbilly, comprenez-vous bien cela ? plus belle, plus fraîche, plus magnifique, et plus gaie que vous ne l’avez jamais vue. Après les acclamations[3] de part et d’autre que vous pouvez penser, on s’assied, on se chauffe, on parle de vous ; vous comprenez bien encore ce qu’on en dit, et combien la Comtesse comprend peu que vous ne soyez pas venue avec moi. Cette compagnie me parut toute pleine d’estime pour vous.

On parla de nouvelles. Guitaut me conta comme Monsieur veut faire Mlle de Grancey dame d’atour de Madame, à la place de la Gourdon[4], à qui il faut donner cinquante mille écus : voilà ce qui est un peu difficile ; car le maréchal de Grancey ne veut donner cette somme que pour marier sa fille ; et comme il craindroit qu’il n’en fallût donner encore autant pour la marier, il veut que Monsieur fasse tout. Mme de Monaco mène cette affaire ; elle est très-bien chez Monsieur et chez Madame, dont elle est également aimée. On est seulement un peu fâché de lui voir faire quelquefois à cette Madame-ci les mêmes petites mines et les mêmes petites façons qu’elle faisoit à l’autre. Il y a encore eu quelque petite chose[5] ; mais cela ne s’écrit point. Pour Mme de Marey, elle quitta Paris par pure sagesse, quand on commença toutes ces collations de cet été, et s’en vint en Bourgogne. Elle vint à Dijon, où elle fut reçue au bruit du canon. Vous pouvez penser comme cela faisoit dire de belles choses, et comme ce voyage paroissoit au public. La vérité, c’est qu’elle avoit un procès à Dijon, qu’elle vouloit faire juger ; mais cette rencontre est toujours plaisante[6]. La Comtesse est bonne là-dessus. Il y a quinze jours qu’elle est à Époisse : elle vient de Guerchi[7]. Il y a un petit homme obscur qui dit que l’abbé Têtu serviroit fort bien d’âme à un gros corps[8] : cela m’a paru plaisant. Enfin le soir vint : après avoir admiré les antiquités judaïques[9] de ce château, elles s’en retournèrent ; elles voulurent m’emmener ; mais j’ai mille affaires ici assez importantes, de sorte que je n’irai que demain pour revenir après-demain. Nous vous écrirons tous ensemble d’Époisse. Si je vous avois amenée, vous auriez trouvé cette compagnie, qui vous auroit fort empêchée de vous ennuyer. Pour l’air d’ici, il n’y a qu’à respirer pour être grasse ; il est humide et épais ; il est admirable pour rétablir ce que l’air de Provence a desséché.

Je[10] conclus aujourd’hui toutes mes affaires. Si vous n’aviez du blé, je vous offrirois du mien : j’en ai vingt mille boisseaux à vendre ; je crie famine sur un tas de blé. J’ai pourtant assuré quatorze mille francs, et fait un nouveau bail sans rabaisser. Voilà tout ce que j’avois à faire, et j’ai l’honneur d’avoir trouvé des expédients, que le bon esprit de l’abbé ne trouvoit pas. Je me meurs ici de n’avoir point de vos lettres, et de ne pouvoir faire un pas qui puisse vous être bon à quelque chose : cet état m’ennuie et me fait haïr mes affaires.

Bussy est encore à Paris, faisant tous les jours des réconciliations ; il a commencé par Mme de la Baume[11]. Ce brouillon de temps, qui change tout, changera peut-être sa fortune. Vous serez bien aise de savoir qu’avant son départ il se fit habiller à Semur, lui et sa famille : jugez comme il sera d’un bon air. Il s’est raccommodé en ce pays avec Jeannin et avec l’abbé Foucquet[12].

Je reçois un paquet de Guitaut : il m’envoie les nouvelles que vous aurez de votre côté. Il me viendra prendre demain ou lundi. Adieu, ma chère enfant ; puis-je vous trop aimer ? J’embrasse M. de Grignan, et je l’assure qu’il auroit pitié de moi, s’il savoit ce que je souffre de votre absence. Il n’appartient pas à tout le monde de le concevoir[13].


  1. Lettre 337. — 1. Le Roi était reparti de Nancy le 30 septembre, et s’était dirigé vers Laon, où il s’arrêta le 8 octobre ; le 9 au matin, il déclara « le dessein de s’en retourner à Saint-Germain ou à Versailles en quatre jours. » (Lettre de Pellisson.) Voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 346 et la note.
  2. 2. « Le comte de Monterei (voyez la note 1 de la lettre du 29 décembre suivant) avait publié à Bruxelles, le 15 octobre, la rupture de la paix entre la France et l’Espagne » (Walckenaer, tome V, p. 12) ; et « le 20 octobre au matin, le lieutenant de police, M. de la Reynie, faisait publier à son de trompe et afficher dans Paris l’ordonnance pour la déclaration de la guerre contre les Espagnols. »  » (Histoire de Louvois par M. Rousset, tome I, p. 190.)
  3. 3. Dans l’édition de 1754 il y a exclamations, au lieu d’acclamations, qu’on lit dans celle de 1734.
  4. 4. Voyez la note 12 de la lettre 310. — On voit par l’État de la France que Mme de Gourdon garda sa charge : elle lui valait six mille livres par an.
  5. 5. Perrin, dans l’édition de 1754, a remplacé petite chose par bagatelles.
  6. 6. Nous n’avons pas besoin de dire que tout ce passage est ironique. Mme de Sévigné, dans sa lettre du 6 avril 1672, a parlé d’un grand souper donné à Saint-Maur aux Anges (Mmes de Marey et de Grancey) par Monsieur le Duc. Le prince était gouverneur de Bourgogne (en survivance de son père), et résidait à Dijon pendant la tenue des états.
  7. 7. Terre de son gendre (entre Joigny et Auxerre), où probablement sa fille était morte l’année précédente. Voyez la note 4 de la lettre du 27 janvier 1672, tome II, p. 480.
  8. 8. L’abbé était fort maigre ; on lui fit une épitaphe qui commençait ainsi :

    Ci-gît un abbé froid et sec, etc.

  9. 9. L’expression : antiquités judaïques, figure sur le titre de la traduction de Josèphe par Arnauld d’Andilly (1666). L’alliance de ces deux mots n’est pas autre chose qu’un plaisant souvenir : on était habitué à les prononcer ensemble ; le premier a naturellement amené le second au bout de la plume.
  10. 10. Ce morceau, jusqu’à « l’abbé ne trouvoit pas, » manque dans l’édition de 1734. Ce qui vient après se lit ainsi dans celle de 1754 : « Je suis triste à mourir de n’avoir point… Cet état n’est point supportable ; j’espère qu’il en viendra an autre. »
  11. 11. C’est elle que Bussy accusait d’avoir laissé prendre copie de l’Histoire amoureuse. Voyez la note 7 de la p. 509 du tome I, la Notice, p. 79 et suivantes, et les lettres de 1668. — « Elle m’avoit fait faire des honnêtetés auxquelles j’avois répondu. » Correspondance de Bussy, tome II, p. 303 ; mais voyez aussi la p. 315, où il la met au nombre des gens qu’il aimait peu et dont il ne pouvait soutenir la présence ; et Walckenaer, tome V, p. 63-65.
  12. 12. Sur Jeannin de Castille, voyez la note 10 de la p. 407 du tome I, et ci-dessus, p. 151, la note 1 de la lettre du 22 juillet 1672 ; sur l’abbé Foucquet, frère du surintendant, les notes 3 et 4 de la p. 406 du tome I. L’un et l’autre ont leur portrait dans l’Histoire amoureuse.
  13. 13. Il y a quelques mots de plus dans l’édition de 1754 : « Et vous, ma fille, je vous embrasse avec une tendresse qu’il n’appartient pas à tout le monde de concevoir. »