Lettre 338, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 250-252).
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1673

338. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Époisse, mercredi 25e octobre.

Je n’achevai qu’avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même jour je vins ici, où l’on m’attendoit avec quelque impatience. J’ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connoissez, et la Comtesse[1] qui pare, et qui donne de la joie à tout un pays. J’ai mené avec moi M. et Mme de Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison. Il est survenu encore Mme de Chatelus[2] et M. le marquis de Bonneval[3] de sorte que la compagnie est complète. Cette maison est d’une grandeur et d’une beauté surprenante[4] ; M. de Guitaut se divertit fort à la faire ajuster, et y dépense bien de l’argent. Il se trouve heureux de n’avoir point d’autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce plaisir. Nous avons causé à l’infini, le maître du logis et moi, c’est-à-dire j’ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passeroit bien des jours dans cette maison sans s’ennuyer : vous y avez été extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j’en pusse sortir, si on y recevoit de vos nouvelles ; mais, ma chère fille, sans vous faire valoir ce que vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d’ignorance m’est insupportable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m’avez écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris ; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me les a point envoyées : je l’en avois prié.

Enfin je pars demain pour prendre le chemin de Paris ; car vous vous souvenez bien que de Bourbilly on passe devant cette porte[5]M. de Guitaut nous vint faire un jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille de la Toussaint. On dit que les chemins sont déjà épouvantables dans cette province. Je ne vous parle point de la guerre : on mande qu’elle est déclarée[6] ; et d’autres, qui sont des manières de ministres, disent que c’est le chemin de la paix : voilà ce qu’un peu de temps nous apprendra.

Monsieur d’Autun[7] est en ce pays ; ce n’est pas ici où je l’ai vu, mais il en est près, et l’on voit des gens qui ont eu le bonheur de recevoir sa bénédiction.

Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant ; les gens que je trouve s’imaginent que vous avez raison de m’aimer, en voyant de quelle façon je vous aime[8].


  1. Lettre 338. — 1. La comtesse de Fiesque.
  2. 2. Judith, fille de Jean-Jacques de Barillon, président aux enquêtes du parlement de Paris, et de Bonne Fayet (fille du président Fayet). Elle était sœur de Barillon l’ambassadeur, de M. de Morangis et de l’évêque de Luçon (voyez tome II, p. 119, note 23, et ci-dessus la note 10 de la lettre 321). Elle avait épousé en 1658 César-Philippe, comte de Chastellux, vicomte d’Avallon, déjà veuf de Madeleine le Sueur d’Osni. Son mari, qui fut lieutenant de la compagnie des gendarmes-Condé et maréchal de camp, mourut le 8 juillet 1695. Elle lui survécut, et à son fils aîné, tué en 1701 (voyez la lettre du 12 septembre de cette dernière année).
  3. 3. Jean-François de Bonneval, connu sous le nom de marquis de Bonneval, marié le 14 janvier 1670 à Claude Monceaux, mort le 19 juin 1682. Son second fils a été le comte de Bonneval, qui servit le Roi, l’Empereur et le Grand Turc, et mourut à Constantinople le 22 mars 1747.
  4. 4. « Ce château subsiste toujours en entier et dans toute sa splendeur, avec ses belles fortifications, ses vieux tilleuls, ses beaux ombrages, ses archives, ses portraits, ses nobles souvenirs ; il a été la propriété des comtes de Montbard et des princes de Montagu, première race des ducs de Bourgogne. Un descendant direct du comte de Guitaut le possède, bonheur rare dans les temps où nous vivons. — C’est à la plume du comte Athanase de Guitaut qu’est due la notice qui accompagne la planche gravée de la vue d’Époisse qui se trouve dans le Voyage pittoresque en Bourgogne, publié à Dijon en 1683 (tome I, feuille 9, p. 33). » (Walckenaer, tome V, p. 398.)
  5. 5. Il y avait sans doute alors comme à présent un chemin qui partant de Semur, et se détournant à gauche devant le château d’Époisse pour en longer ensuite un des côtés, aboutissait, vers Avallon, à la grand’route de Lyon à Auxerre et Paris. Époisse se trouve à trois lieues de Semur, et à cinq d’Avallon ; Bourbilly à égale distance d’Époisse et de Semur, mais à l’écart, à environ une lieue au sud de ce chemin. — La porte dont parle Mme de Sévigné existe encore ; elle est ouverte dans la première enceinte de murailles qui borde le chemin et qui enferme avec la jolie église d’Époisse l’esplanade du château. Au bout de l’esplanade une seconde porte fortifiée donne accès dans la cour intérieure.
  6. 6. Voyez la note 2 de la lettre précédente.
  7. 7. Gabriel de Roquette, évêque d’Autun. Voyez plus haut, p. 31, la fin de la note 1.
  8. 8. « Je ne trouve personne qui ne s’imagine que vous avez raison de m’aimer, en voyant de quelle façon je vous aime. » (Édition de 1754)