Lettre 339, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 252-254).
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1673

339. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Auxerre, le vendredi 27e octobre.

Voici la dixième lettre que je vous ai écrite depuis le jour que je vous ai quittée. C’est un jour que je n’oublierai jamais que ce jeudi 5e de ce mois : je n’ai qu’à y penser pour n’être plus raisonnable ; je ne cherche pas loin dans mon souvenir pour avoir le cœur serré à n’en pouvoir plus ; mais parlons d’autre chose ; je vous ennuierois si je vous disois tout ce que je sens.

Je quittai hier Époisse et toute la compagnie que je vous ai dite, car je vous écrivis avec Guitaut une assez grande lettre. J’ai été neuf jours entiers en Bourgogne, et je puis dire que ma présence et celle de notre abbé étoient très-nécessaires à Bourbilly. J’ai extrêmement causé avec Guitaut ; il m’a divertie par ses détails, dont je ne savois que l’autre côté ; il est bon d’entendre les deux parties. Il m’a flattée d’avoir pris plaisir à me redonner pour lui toute l’estime qu’on auroit pu m’ôter, si je ne m’étois miraculeusement fiée à sa bonne mine ; il m’a paru sincère et fort honnête homme ; et je trouve que l’on l’a voulu chasser de l’hôtel de Condé[1], seulement parce qu’il faisoit ombrage aux autres : un tel favori n’est pas agréable dans une petite cour. Il y a des endroits bien extraordinaires dans son roman ; la conclusion est la retraite dans son château : c’est pourtant ce que je ne voudrois pas assurer.

La Comtesse[2] m’a conté des choses admirables de l’hôtel de Grancey[3] : le plan de cette maison est une chose curieuse. Mais il faut que toutes les jalousies du monde se taisent devant celle de l’homme[4] qui est acteur dans cette scène : c’est la quintessence de jalousie, c’est la jalousie même ; j’admire qu’il en soit resté dans le monde, après qu’il a été partagé. Je prendrois plaisir de causer de tout cela tête à tête avec vous ; ces sortes de choses qui se passent dans le commerce du monde sont curieuses à savoir. Tout le monde dit la guerre ; cependant d’Hacqueville mande qu’il y a encore des parieurs[5] pour la paix. Dieu le veuille. Cependant il m’ennuie plus que je ne puis vous le dire d’être trois semaines sans avoir de vos nouvelles ; cela m’accable de chagrin : je trouverai cinq ou six de vos lettres à Paris. Guitaut n’a pas voulu vous conseiller de faire valoir dans la Provence à quel point Monsieur de Marseille a bien voulu vous donner un dégoût : il trouve que c’est une chose très-capable de le faire haïr dans son pays.

Je voudrois bien savoir, ma très-chère enfant, comment vous vous portez ; je crains ce pot-au-feu que vous faites bouillir jour et nuit ; il me semble que je vous vois vous creuser les yeux et la tête ; je vous souhaite une oille plutôt qu’un consommé ; un consommé est une chose étrange. Je vous aime avec une tendresse si sensible que je n’ose y penser ; c’est un endroit si vif et si délicat dans mon cœur que tout est loin en comparaison.

Notre cher abbé se porte bien, Dieu merci : j’en suis toute glorieuse ; il vous salue tendrement, il voudroit bien savoir quelques petites choses de vos affaires, et si vous vous souvenez de ses avis ; vous savez la part qu’il prend à tous vos intérêts, aux dépens d’être haï ; mais il ne s’en soucie guère. J’embrasse M. de Grignan ; est-il bien sage ? Faites bien mes compliments à Monsieur l’Archevêque, s’il est à Salon. Assurez Monsieur le Coadjuteur qu’en attendant le temps que je dois tant l’aimer, je l’aime beaucoup.


  1. Lettre 339 (revue sur une ancienne copie). — 1. Le comte de Guitaut y était premier gentilhomme de la cliambre de Monsieur le Prince.
  2. 2. La comtesse de Fiesque.
  3. 3. Voyez plus haut, p. 10, la note 19 de la lettre du 6 avril 1672, et la lettre 337, p. 247.
  4. 4. Monsieur le Duc. (Note de Perrin.)
  5. 5. Dans le manuscrit : « Des parleurs. »