Lettre 343, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 263-266).
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1673

343. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 6e novembre.

J’ai eu une très-bonne conversation de deux heures avec M. de Pompone ; jamais il n’y aura une plus favorable audience, ni une réception plus charmante. M. d’Hacqueville y étoit, il pourra vous le dire ; nous fûmes parfaitement contents de lui. Je ne sais si c’est qu’il entrevoit la paix ; mais il nous assure que la guerre n’empêcheroit point du tout qu’il ne demandât le congé de M. de Grignan après l’Assemblée, et qu’il croyoit que vous ne pouviez jamais mieux prendre votre temps pour faire ce voyage.

Vous avez raison de dire que les honneurs ne me changeront pas pour vous : hélas ! ma pauvre belle, vous m’êtes toutes choses, et tout tourne autour de vous, sans vous approcher, ni sans me distraire. N’êtes-vous point trop jolie d’avoir écrit à mon ami Corbinelli et à Mme de la Fayette ? Elle[1] est charmée de vous, elle vous aime plus qu’elle n’a jamais fait, et vous souhaite avec empressement : vous la connoissez, il la faut croire à sa parole. M. de la Rochefoucauld est aimable comme à son ordinaire : il a gardé deux jours ma chambre ; vous pouvez compter aussi sur son amitié, et de bien d’autres que je ne dis pas, car c’est une litanie.

J’ai eu quelques visites du bel air, et mes cousines de Bussy, qui sont fort parées des belles étoffes qu’elles ont achetées à Semur[2]. La duchesse d’York est à l’Arsenal ; tout le monde y court. Le Roi l’est venu voir : elle a été à Versailles voir la Reine, qui lui donne un fauteuil. La Reine la viendra revoir demain[3], et jeudi elle décampera.

J’ai dîné aujourd’hui chez Mme de la Fayette pour ma première sortie, car j’ai fait jusques ici l’entendue dans mon joli appartement. J’ai entendu chanter Hilaire[4] tout le jour ; j’ai bien souhaité M. de Grignan.

Je ne comprendrai guère que vos politiques ne s’accordent pas avec les raisonnements qu’on fait ici pour votre retour : il faut suivre l’avis des sages. S’il n’y avoit que moi, vous en pourriez douter, car je suis trop intéressée ; mais vous voyez ce qu’on vous dit. Au moins ne décidez rien que pendant l’assemblée[5], et ne faites rien d’opposé à votre retour. Si vous avez autant d’amitié pour moi que vous le dites, vous vous laisserez un peu gouverner là-dessus, et vous céderez aux vues que nous avons ici. Il faut toujours dire un mot de la suite d’Orange, et du troupeau, et du petit procès[6]. N’irez-vous point à Salon[7], quand M. de Grignan ira à Orange ? J’ai reçu des réponses de tous vos Messieurs ; faites-les quelquefois souvenir de moi, et vos dames, que j’honore et estime très-fort. Mme de Beaumont arrive-t-elle toujours comme l’oublieux[8]  ?

Ma chère enfant, quoi que vous me disiez, je suis en peine de votre santé ; vous dormez mal, j’en suis assurée, et toutes vos pensées vous font mourir. Revenez un peu respirer votre air natal, après trois ans. Si votre famille vous aime, elle doit considérer votre santé et votre conservation. Je ne dis rien à M. de Grignan : il ne peut pas me soupçonner de ne pas penser à lui.


  1. Lettre 343. — 1. Dans l’édition de 1754, le chevalier Perrin a remplacé par les mots cette dernière, le pronom elle, bien clair ici pourtant ; et deux lignes plus bas, à sa parole par sur sa parole. — Un peu plus loin il a suppléé deux mots : « sur son amitié, et sur celle de bien d’autres. »
  2. 2. Voyez la lettre du 21 octobre précédent.
  3. 3. Dans l’édition de 1754 : « La Reine lui rendra demain sa visite. »
  4. 4. Mlle Hilaire, qui chantait les premiers rôles dans les ballets du Roi, était la belle-sœur du musicien Lambert. Elle est nommée dans l’Épître de la Fontaine à M. Niert :

    Ce n’est plus la saison de Raymon ni d’Hilaire ;
    Il faut vingt clavecins, cent violons, pour plaire.

    Voyez aussi les Mémoires de Gourville, tome LII, p. 399.

  5. 5. Les mots : « ne décidez rien que pendant l’assemblée, » manquent dans l’édition de 1734, ainsi que la fin de la phrase suivante : « et vous céderez, » etc. ; et toute la phrase qui vient après : « Il faut toujours, etc. »
  6. 6. Voyez plus haut, p. 235, la note 2 de la lettre 332.
  7. 7. Petite ville du diocèse d’Arles, à cinq lieues d’Aix. Monsieur l’archevêque d’Arles y demeuroit en ce temps-là. (Note de Perrin.)
  8. 8. Nous avons conservé l’orthographe de l’édition de 1734, qui est aussi celle du Dictionnaire de l’Académie de 1694 et de 1718. Dans l’édition de 1764 on lit l’oublieur comme dans le Dictionnaire de 1762. — Comme l’oublieux signifie « tard, entre huit et neuf heures, comme le marchand d’oublies. » Voyez les Mémoires de Mme de Motteville., tome II, p. 251 ; de Mademoiselle, tome I, p. 189 ; et de Retz, tome II, p. 227. Au temps de la Fronde, on avait appelé le marquis de Senneterre et le maréchal d’Estrées les Oublieux, « à cause, dit Mme de Motteville, de l’heure indue qu’ils prenaient pour négocier, et parce qu’(on vouloit) faire entendre qu’ils vendoient de la marchandise peu solide. » — Une note des Mémoires de Mademoiselle (édition de 1735) dit que les Oublieurs, « ces garçons pâtissiers qui, sur les huit heures du soir, alloient l’hiver par Paris crier des oublies… ont été chassés depuis quelques années. »