Lettre 345, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 270-275).
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1673

345. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 13e novembre.

J’ai reçu, ma très-chère, votre grande, bonne et admirable lettre du 5e, par le chevalier de Chaumont. Je connois ces sortes de dépêches : elles soulagent le cœur, et sont écrites avec une impétuosité qui contente ceux qui les écrivent. De tous ceux à qui on peut écrire de semblables paquets, je suis au premier rang pour les bien recevoir et pour être pénétrée de tout ce qu’on y voit, et de tout ce qu’on y apprend. J’entre dans vos sentiments : il me semble que je vous vois, que je vous entends, et que j’y suis moi-même. J’ai lu votre lettre avec notre cher et très-aimable ami d’Hacqueville ; vous ne sauriez le trop aimer, mais il gronde de vous voir si emportée : il voudroit que vous imitassiez vos ennemis qui disent des douceurs et donnent des coups de poignard ; ou que du moins[1], si vous ne voulez pas suivre cette parfaite trahison, vous sussiez mesurer vos paroles et vos ressentiments, et que vous allassiez votre chemin, sans vous consumer[2] et vous faire malade ; que vous n’eussiez point approuvé la guerre déclarée, et surtout que jamais vous ne missiez en jeu M. de Pompone sur ce qu’il vous écrit en secret, et dont la source peut aisément se découvrir ; car ce que l’on fait là-dessus, c’est de haïr ceux qui nous attirent des éclaircissements, et de ne leur plus dire rien : je vous exhorte à prendre garde à cet article.

L’évêque de Marseille dit que ce n’est pas lui qui a dit du mal de Maillanes[3] : il a raison de le nier, c’est son cousin et son ami. De savoir qui les a fait agir, c’est une belle question, et c’est une équivoque où vous vous perdrez, car il n’y a point de prise à cette accusation. Ce que l’on voit, c’est Maillanes déshonoré et exclu. Faut-il être sorcier pour deviner comment la chose s’est faite ?

À l’égard de vos cinq mille livres[4], il faut toujours les demander comme à l’ordinaire, vous avez sujet d’en espérer un très-bon succès ; il seroit mal d’en parler d’avance ; mais Monsieur de Marseille est si déclaré contre vous, qu’il ne peut plus vous faire de mal, il faudroit des preuves. Si vous n’étiez point si honnêtes gens que vous l’êtes, vous en auriez contre lui ; vous lui laissez faire sans envie le métier de délateur ; vous vous contentez, il est vrai, de parler et de vous dévorer ; nous désapprouvons encore cette manière : l’un vous tue, l’autre nuit à vos affaires[5].

Nous croyons seulement qu’un voyage de vous et de M. de Grignan est nécessaire. Celui de Monsieur le Coadjuteur nous paroît très-agréable pour le divertir, mais entièrement inutile pour vous. Si vous n’avez point votre congé, il n’y faut employer personne et laisser dormir et oublier toute chose jusqu’à ce que M. de Grignan puisse revenir, et aller directement au maître, car votre réputation est ici à tous deux comme vous pouvez la desirer ; mais quand nous disons que vous vous moquez de huit mille livres de rente, cela nous fait rire, c’est-à-dire pleurer[6]. Je voudrois que vous eussiez les cinq mille livres qu’on veut jeter pour corrompre les consuls, et que le syndicat fùt au diantre[7]. Vous devez vous fier un peu à d’Hacqueville et à la Garde, soutenus de M. de Pompone, pour savoir demander un congé à propos. Le premier président de Provence ne passe point pour neveu de M. Colbert ; je ne sais où vous avez pris cette proximité : c’est le fils de M. Marin[8], qui porte le nom de la Châtaigneraie, et qui a été intendant à Orléans : je ne puis vous dire le reste. Je vous ai mandé que nous avions été le voir ; c’est avec lui qu’il faut que vous régliez toutes vos prétentions. Soyez persuadée, ma très-chère, que M. de Grignan se soutiendra toujours très-bien, pourvu qu’il ne se détruise point lui-même.

Vous avez une idée plus grande que nous de ce présent de Mme de Montespan à Mme de la Fayette : c’est une petite écritoire de bois de Sainte-Lucie, bien garnie à la vérité, et un crucifix tout simple. Cette belle est magnifique et se plaît à donner ainsi à plusieurs dames : nous ne voyons point que cela signifie rien pour Mme de la Fayette. Nous fûmes l’autre jour deux heures chez elle avec M. de Pompone ; nous parlâmes encore de Provence sur nouveaux frais ; je dis encore mieux que l’autre fois ; et je vous assure qu’il fait une grande différence du procédé et du fonds de M. de Grignan d’avec celui des autres. Il trouve bas et vilain, sans le dire toutefois, que dans le temps du siége d’Orange, et de vos infinies dépenses, ce soit par là qu’on fasse éclater sa colère. Quand l’évêque de Marseille n’est point en furie, il laisse passer tout sans scrupule, et quand il veut songer, sa conscience le presse de s’opposer à une bagatelle, qui d’ailleurs est une chose juste. Ayez soin de nous en instruire toujours, et dites-nous ce que vous avez sur le cœur, afin qu’il n’en demeure point dans votre chambre, d’où l’on entend si bien tout ce que vous dites. Vos paroles sont tranchantes, et mettent de l’huile dans le feu. Soyez assurée que j’ai la dernière application à dire et à faire tout ce que je puis imaginer qui peut vous être bon ; mais il y a des temps où les choses sont poussées si avant qu’il ne faut plus reculer, surtout quand on a connu un fonds si noir et si mauvais dans son ennemi, qu’il y a lieu de croire qu’il ne pense à la paix que pour être plus en état de faire du mal. Vous êtes sur les lieux, c’est à vous de conduire la barque, et d’agir comme vous le jugerez à propos. Il n’est pas possible de conseiller de si loin[9].

Je viens d’apprendre que votre premier président n’est rien à M. Colbert ; mais sa sœur, qui épousera le marquis d’Oppède, est fille de la troisième femme de son père, laquelle étoit sœur de M. Colbert du Terron : voilà la généalogie[10].

Enfin, ma fille, quand je songe en quel état je suis à deux cents lieues du champ de bataille, et comme je me réveille au milieu de la nuit sur cette pensée, sans pouvoir me rendormir, je tremble pour vous, et je comprends que n’ayant nulle diversion, et n’étant entourée que de cette affaire, vous n’avez aucun repos, vous ne dormez point, et vous tomberez malade assurément. Plût à Dieu que vous fussiez ici avec moi ! Vous y seriez plus nécessaire pour vos affaires qu’à Lambesc. M. de Chaulnes revient, mais c’est pour retourner après les états ; et les autres sont demeurés à Cologne[11]. M. de Lavardin m’a vue un pauvre moment qu’il a été ici ; c’est un ami que je mettrai bien en œuvre à son retour. Je ne m’endors pas auprès de Mme de Coulanges et de l’abbé Têtu : cette route est bien disposée et fort en notre main ; mais il faut ménager longtemps avant que d’entreprendre quelque chose d’utile.

M. Chapelain se meurt : il a eu une manière d’apoplexie qui l’empêche de parler ; il se confesse en serrant la main ; il est dans sa chaise comme une statue : ainsi Dieu confond l’orgueil des philosophes[12]. Adieu, ma bonne.


  1. Lettre 345. — 1, Dans l’édition de la Haye (1726) : « Il ne voudroit point que vous imitassiez vos ennemis, etc. ; mais que sans suivre cette parfaite trahison, etc. » — Voyez plus haut, p. 185, le commencement de la lettre 312.
  2. 2. « Consommer. » (Édition de la Haye, 1726.) Voyez tome II, p. 75, note 9.
  3. 3. Il y a eu de nombreuses branches de la famille de Maillanes, et il n’est pas facile de dire quel est celui dont il s’agit ici. Il a été parlé d’Antoine des Porcellets, marquis de Maillanes, dans la note 6 de la p.105 du tome II ; son fils, Armand-René, épousa en 1673 Jeanne de Mondragon. — La branche aînée des marquis de Maillanes et la Rosselle s’éteignit à— la fin du dix-septième siècle en la personne de Louis-Joseph, gouverneur des château et ville de Tarascon, aide de camp du prince de Condé, et qui pourrait bien être celui dont parle Mme de Sévigné dans sa lettre du 22 décembre 1675. — Dans une lettre autographe, inédite, adressée à M. d’Aiglun, conseiller du Roi en son parlement de Provence, à Aix, et datée du 22 août, sans indication d’année, le comte de Grignan paraît attacher une grande importance à faire nommer un M. de Maillanes à une charge de la province : « Jamais affaire, dit-il, ne m’a tant regardé que celle de M. de Maillane, et quoique du côté de la cour j’aie tout ce que je voudrai, je serois pourtant bien aise de faire les choses de l’agrément de la province et de faire voir à S. M. que quand il me plaît j’ai les consuls à ma dévotion. Vous voyez bien, mon cher Monsieur… que c’est un coup d’État pour moi… »
  4. 4. Pour l’entretien des gardes du comte de Grignan. Voyez Walckenaer, tome V, p. 51, et la Notice, p. 125 et 127.
  5. 5. Ce qui précède, depuis les mots : L’évêque de Marseille, se trouve dans l’édition de la Haye (1726) et manque dans celle de 1754, la seule où Perrin ait donné cette lettre. Il a ainsi modifié le morceau suivant : « Si vous croyez être mal en ce pays-ci, vous vous trompez ; mais nous croyons que vous ne pouvez vous dispenser d’y venir avec M. de Grignan. Quant au voyage de Monsieur le Coadjuteur, il nous paroît très-agréable pour le divertir, et point du tout nécessaire pour vos affaires ; cela seroit pris ridiculement ; et si vous n’avez point votre congé, il ne faut ici personne : le mieux sera de laisser dormir et oublier toutes choses jusqu’à votre retour. Vous devez vous fier un peu à d’Hacqueville, etc. » Ce qui vient après, depuis : « Vous devez vous fier, » jusqu’à : « ne se détruise pas lui-même, » est omis dans l’édition de 1726.
  6. 6. On lit ici de plus dans l’édition de la Haye ces mots peu clairs : « Voilà assurément ce qui n’est point en ce pays. Je voudrois que vous eussiez, etc. »
  7. 7. Voyez, sur cette affaire du syndicat, la Notice, p. 129. — « Mme de Sévigné, dit Walckenaer (tome V, p. 402), se sert… du terme de syndic, parce que les procureurs, dans les assemblées des villes et communautés, remplissaient les mêmes fonctions que les syndics dans les assemblées des états, remplacées ensuite par les assemblées des communautés. »
  8. 8. La Gazette du 3 février 1674 dit que le Roi avait donné au sieur de la Châtaigneraie la charge de premier président, « tant en considération des longs et agréables services rendus par le sieur Marin, son père, dans les intendances des armées et celle des finances, que des siens particuliers. »
  9. 9. Dans cet alinéa, l’édition de 1726 a de plus que celle de 1754, la phrase : « Quand l’évêque de Marseille… » et la fin de la suivante, depuis les mots : « afin qu’il n’en demeure point ; » mais en revanche elle omet les deux paragraphes suivants, jusqu’à : « M. Chapelain se meurt. »
  10. 10. Jean-Baptiste de Forbin Meynier, marquis d’Oppède, épousa en 1674 Marie-Charlotte Marin, fille de Denis Marin de la Châtaigneraie, et de Marguerite Colbert du Terron, sa troisième femme. Le père de celle-ci était Charles Colbert du Terron, intendant de la marine et conseiller d’État, mort le 9 avril 1684 ; et son grand-père, Jean Colbert du Terron, frère aîné de Nicolas Colbert (père du ministre). Jean Colbert, par le crédit de son neveu, avait été pourvu de la charge de premier président au parlement de Metz ; il était mort en 1670. Voyez l’Histoire de Colbert, par M. Clément, p. 458.
  11. 11. La France avoit en ce temps-là des plénipotentiaires à Cologne, où la paix se négocioit. (Note de Perrin.) — Voyez la note 3 de la lettre 344.
  12. 12. Chapelain mourut le 22 février suivant.