Lettre 350, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 287-290).
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1673

350. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 24e novembre[1].

Je vous assure, ma très-chère bonne, que je suis très-inquiète de votre siége d’Orange : je ne puis avoir aucun repos que M. de Grignan ne soit hors de cette ridicule affaire. D’abord on a cru ici qu’il ne falloit que des pommes cuites pour ce siége. Guilleragues disoit que c’étoit un duel, un combat seul à seul, entre M. de Grignan et le gouverneur d’Orange ; qu’il falloit faire le procès et couper la tête à M. de Grignan[2]. Nous avons un peu répandu à la vérité les méchantes plaisanteries ; et Mme de Richelieu, avec sa bonté ordinaire, a conté au dîner du Roi comme la chose va ; bien des gens la savent présentement, et l’on passe d’une extrémité à l’autre, disant que M. de Grignan en aura l’affront, et qu’il ne doit point entreprendre de forcer deux cents hommes avec du canon, étant sans autres troupes que le régiment des galères, qu’on n’estime pas beaucoup pour un siége. Monsieur le Duc et M. de la Rochefoucauld sont persuadés qu’il n’en viendra pas à bout. Vous reconnoissez le monde, toujours dans l’excès. L’événement réglera tout : je le souhaite heureux, et ne puis avoir de joie et de tranquillité, que je n’en sache la fin. Je serois fort fâchée que M. de Grignan allât perdre sa petite bataille.

J’ai fait vos compliments à Brancas ; il est persuadé que vous ne seriez pas présentement à l’épreuve de celui qui vous offriroit les suffrages de deux consuls[3].

Monsieur le Duc me demanda fort de vos nouvelles l’autre jour, et me pria de vous faire beaucoup d’amitiés. M. et Mme de Noailles, Mmes  de Leuville[4] et d’Effiât[5], les Rarai, les Beuvron, qui vous dirai-je encore ? tout le monde se souvient de vous et de M. de Grignan. J’ai vu Mme de Monaco ; elle me parut toujours entêtée de vous, et me dit cent choses très-tendres ; la Louvigny aussi. On répète une musique d’un opéra qui effacera Venise. Mme Colonne[6] a été trouvée sur le Rhin, dans un bateau, avec des paysannes : elle s’en va je ne sais où, dans le fond de l’Allemagne.

Si vous m’aimez, ma fille, et si vous croyez vos amis, vous ferez l’impossible pour venir cet hiver : vous ne le pourrez jamais mieux, et vous n’aurez jamais plus d’affaires[7]. J’embrasse les Grignans ; l’aîné me tient bien tendrement au cœur. En êtes-vous contente ? car c’est tout. Je voudrois bien savoir comme vous vous portez, si vous êtes bien dévorée. Cette pensée me dévore, et cette grande beauté dont on vous parle[8] ne dort pas toute la nuit : il s’en faut beaucoup, ma chère enfant.

Mlle de Méri me mande qu’elle a si mal à la tête, qu’elle ne vous peut écrire ; elle me prie de vous faire ses amitiés. Celles que vous me faites, ma bonne, sont tellement tendres et naturelles, dans toutes les lettres que vous m’écrivez, qu’il n’est bruit que de l’excès de notre bonne intelligence. J’ai dans ma poche des lettres de M. de Coulanges et de M. d’Hacqueville qui ne parlent que de moi. Il est vrai, ma bonne, que j’ai plus joui de votre amitié et de votre bon cœur, dans mon voyage, que je n’aurois fait en toute ma vie ; je le sentois bien, et ce temps m’étoit bien précieux : vous ne savez point aussi le déplaisir que j’avois de le voir passer. Vous êtes trop reconnoissante, ma bonne : de quoi ? Quand je songe que toute ma bonne volonté ne produit rien d’effectif, je suis honteuse de tout ce que vous dites ; il est vrai que, pour l’intention, elle est bonne, et qu’elle me donne quelquefois des tours et des arrangements de paroles, quand je parle de vos intérêts, qui ne seroient pas désagréables, si j’avois autant de pouvoir que j’ai la langue déliée[9].


  1. Lettre 350. — 1. Dans les éditions de 1726 la lettre est datée du lundi 16. C’est évidemment une erreur : le contenu de la lettre montre qu’elle est de novembre, et le 16 novembre 1673 était un jeudi.
  2. 2. Allusion aux édits qui condamnaient les duellistes à la peine capitale.
  3. 3. Voyez la lettre précédente, p. 286.
  4. 4. Voyez tome II, p. 416, note 8. La marquise de Leuville, dit Saint-Simon, « étoit nièce de (Geoffroy, marquis de) Laigues, un des importants de la Fronde, qu’on prétendit que la fameuse Mme de Chevreuse avoit à la fin épousé secrètement. Sa nièce tâcha aussi d’être importante. Elle avoit beaucoup d’esprit, de domination, d’intrigue et d’amis qui se rassembloient chez elle et qui lui donnoient de la considération. C’étoit une femme qui, sans tenir à rien, eut l’art de se faire compter : elle étoit riche et médiocrement bonne. » (Tome XVII, p. 210, 211.)
  5. 5. Belle-sœur de Mme de Leuville : Marie-Anne Olivier de Leuville, mariée le 2 mai 1660 à Antoine Coiffier Ruzé, marquis d’Effiat, fils du frère aîné de Cinq-Mars et neveu de l’abbé d’Effiat. Elle mourut sans enfants à quarante-six ans, en février 1684. Sur son mari (mort à l’âge de quatre-vingt-un ans le 3 juin 1719), ce premier écuyer de Monsieur tant accusé de l’empoisonnement de Madame, voyez Saint-Simon, tomes III, p. 181 et suivantes ; X, 155 et suivante, et XVII, p. 207 ; Correspondance de Madame de Bavière, tomes I, p. 252, et II, p. 115.
  6. 6. Voyez plus haut, p. 116 et les notes.
  7. 7. « D’affaires qui vous y engagent. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Voyez plus haut, p. 282.
  9. 9. Des quatre éditions qui donnent cette lettre, celle de 1734 est la seule qui la termine par cette phrase : « En un mot comme en mille, je suis à vous : c’est une vérité que je sens à tous les moments de ma vie. »