Lettre 357, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 313-318).
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1673

357. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 15e décembre.

Quand je disois que vous ne seriez pas moins estimée ici pour n’avoir pas fait un syndic, et que je vous rabaissois le plus que je pouvois cette petite victoire, soyez très-persuadée, ma chère belle, que c’étoit par pure politique, et par un dessein prémédité entre nous, afin que si vous perdiez votre petite bataille[1], vous ne prissiez pas la résolution de vous pendre ; mais présentement que, par votre lettre qui me donne la vie, nous voyons votre triomphe quasi assuré, je vous avoue franchement que par tout pays c’est la plus jolie chose du monde que d’avoir emporté cette affaire, malgré toutes les précautions, les prévoyances, les prières, les menaces, les sollicitations, les corruptions et les vanteries de vos ennemis[2]. En vérité cela est délicieux, et fait voir autant que le siège d’Orange la considération[3] de M. de Grignan dans la province. M. de Pompone, d’Hacqueville, Brancas, les Grignans et plusieurs de vos amis avoient une attention particulière pour le dénouement de cette affaire, et ne la mettoient pas à si bas prix que je vous le mandois ; mais nous étions convenus de ce style, afin de vous soutenir le courage, dans le cas d’un revers de la fortune. Mlle Lavocat est dans cette affaire par-dessus les yeux, et pour vous parler franchement, j’ai envoyé à M. de Pompone les deux premiers feuillets de votre lettre, et à d’Hacqueville, qui étoit chez lui, afin de les réjouir. Ne croyez donc pas que nous voyions si fort les choses autrement que vous : tout ce qui touche la gloire se voit assez également par tout pays. Ne soyez point fâchée contre nous ; louez nos bonnes intentions, et croyez que nous ne sommes que trop dans tous vos sentiments, et moi particulièrement, qui n’en ai point d’autres.

Vous me faites assez entendre ce qui vous peut manquer pour faire le voyage de Paris ; mais quand je songe que le Coadjuteur est prêt à partir, lui qui avoit engagé son abbaye pour deux ans, qui vouloit vivre de l’air, qui vouloit chasser tous ses gens et ses chevaux, et que je vois qu’on fait donc quelquefois de la magie noire, cela me fait croire que vous en devez faire comme les autres, cette année ou jamais. Voilà mon raisonnement : vous aurez un air bien victorieux sur toutes sortes de chapitres, et vous aurez bien effacé l’exclusion de votre ami[4] par la suite.

J’attends mon fils à tout moment. Je dînai hier avec Monsieur le Duc, M. de la Rochefoucauld, Mme de Thianges, Mme de la Fayette, Mme de Coulanges, l’abbé Têtu, M. de Marsillac et Guilleragues, chez Gourville. Vous y fûtes célébrée et souhaitée ; et puis on écouta la Poétique de Despréaux, qui est un chef d’œuvre[5].

M. de la Rochefoucauld n’a point d’autre faveur que celle de son fils, qui est très-bien placé. Il entra l’autre jour, comme je vous l’ai déjà mandé, à une musique chez Mme de Montespan : on le fit asseoir ; le moyen de ne le pas faire ? cela n’est rien du tout. Mme de la Fayette voit Mme de Montespan un quart d’heure, quand elle va en un mois une fois à Saint-Germain : il ne me paroît pas que ce soit là une faveur. Les filles[6] s’en vont chacune à sa chacuniere[7], comme je vous l’ai aussi mandé. Le chevalier de Vendôme a demandé quartier de plaisanterie à M. de Vivonne, qui ne s’épuisoit point sur l’horreur qu’il avoit de se battre : l’accommodement s’est fait, et on n’en parle plus. Soyecourt[8] demandoit hier à Vivonne : « Quand est-ce que le Roi ira à la chasse ? »  » Vivonne[9] répondit brusquement : « Quand est-ce que les galères partiront ? » Je suis fort bien avec ce général ; il ne croit point avoir les Suisses[10] : il avoit dit de son côté, comme moi du mien, que c’étoient des armes parlantes. Mme de la Vallière ne parle plus d’aucune retraite[11] : c’est assez de l’avoir dit ; sa femme de chambre s’est jetée à ses pieds pour l’en empêcher : peut-on résister à cela ?

D’Hacqueville est revenu de poignarder la maréchale de Gramont[12]. Il est tellement abîmé dans la mort du comte de Guiche, qu’il n’est plus sociable : je doute qu’il vous écrive encore aujourd’hui.

La Garde veut toujours que si M. de Grignan ne vient pas, vous veniez à sa place ; et pour cela je vous renvoie à cette magie noire du Coadjuteur dont je vous ai parlé. Vous êtes habile, et vous feriez présentement un autre personnage que celui d’une dame de dix-huit ans.

J’ai ici Corbinelli ; il est échauffé pour vos affaires, comme à Grignan. Nous serons transportés de joie du syndic ; et quand nous l’aurons emporté hautement, on pourra parler d’accommodement tant qu’on voudra : il faut être doux après la victoire.

Despréaux vous ravira par ses vers. Il est attendri pour le pauvre Chapelain : je lui dis qu’il est tendre en prose, et cruel en vers[13].

Adieu, ma très-chère enfant ; que je vous serai obligée si vous venez m’embrasser ! Il y a bien du bruit à nos états de Bretagne[14] : vous êtes bien plus sages que nous. Bussy a ordre de s’en retourner en Bourgogne ; il n’a pas fait sa paix avec ses principaux ennemis[15] ; il veut toujours marier sa fille avec le comte de Limoges[16] : c’est la faim et la soif ensemble ; mais la beauté du nom le charme. J’attends mon fils à tout moment.


  1. Lettre 357. « Que si vous étiez battus, comme nous en avions peur. » (Édition de 1754.)
  2. 2. L’évêque de Marseille se plaint, dans une lettre à Colbert du 17 décembre 1673, que M. de Grignan se soit servi de « plusieurs moyens assez extraordinaires, » pour faire nommer un de ses parents (M. de Buous) procureur joint de la noblesse, et il reconnaît que l’évêque de Toulon et lui ont d’abord « employé leurs amis » pour empêcher cette nomination ; « mais, ajoute-t-il, dès que nous avons eu appris les intentions de S. M. par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, nous n’avons plus songé qu’à les suivre… Pour cet effet, nous avons nommé nous-mêmes M. de Buous, pour qui M. de Grignan sollicitoit avec tant de chaleur, et avons prié toute l’assemblée de lui donner ses suffrages, et ainsi il a été nommé d’un commun consentement. » Voyez la Correspondance administrative sous Louis XIV, publiée par Depping, tome IV, p. 407.
  3. « L’extrême considération. » (Édition de 1754.)
  4. 4. Sans doute, l’exclusion du marquis de Maillanes (voyez la lettre du 13 novembre précédent). Dans la lettre que nous venons de citer, l’évêque de Marseille raconte « qu’ayant eu l’honneur de parler à S. M. de la nomination qu’elle avoit faite à la prière de M. de Grignan d’un procureur joint de la noblesse et de Lui représenter qu’elle étoit contraire aux libertés de la province, le Roi eut la bonté de la vouloir laisser dans ses anciens usages. » M. de Grignan, à qui ce procédé avait donné du chagrin, essaya alors de mettre un de ses parents dans cette place, et y réussit, comme nous venons de le voir.
  5. 5. Despréaux commença l’Art poétique en 1669, et le publia dans la première édition de ses Œuvres diverses, qui parut six mois après cette lettre. L’achevé d’imprimer est du 10 juillet 1674.
  6. 6. Les filles de la Reine. Voyez la lettre du 27 novembre précédent.
  7. 7. Mot employé par Rabelais et par Montaigne, dans le sens de « logis, demeure particulière. »
  8. 8. Maximilien-Antoine de Belleforière, marquis de Soyecourt (on prononçait Saucourt), grand maître de la garde-robe en 1653, chevalier de l’Ordre en 1661, grand veneur de France en 1670. Il avait épousé en 1656 Marie-Renée de Longueil, fille du président de Maisons ; il mourut en 1679 et sa femme en 1712. — D’après le Ménagiana, cité par M. Taschereau (p. 41), il aurait été l’original de ce caractère de fâcheux (le chasseur Dorante) que le Roi lui-même demanda à Molière d’ajouter à sa pièce des Fâcheux. — C’est lui qui lors de la querelle du marquis de Sévigné et du chevalier d’Albret (1651) avait lié la partie (Mémoires de Conrart, tome XLVIII, p. 186). « Mme de Sévigné, oyant nommer Saucour deux ans après dans un bal, pensa s’évanouir. » (Tallemant des Réaux, tome V, p.477.)
  9. 9. Il étoit général des galères. (Note de Perrin.)
  10. 10. La charge de colonel général des Suisses et Grisons, vacante depuis le mois de juin précédent par la mort du comte de Soissons. Elle fut donnée au duc du Maine. (Voyez la lettre du 26 janvier suivant). — Non-seulement Vivonne, à en croire Bussy (Correspondance, tome II, p. 316), ne demandait alors et ne souhaitait même aucune nouvelle faveur ; « mais il recevoit encore tous les jours mille dégoûts dans les fonctions de sa charge de général des galères : » il ne dissimulait point le chagrin que lui donnait la fortune de sa sœur. Il n’en obtint pas moins, au mois de janvier suivant (voyez la lettre du 12), le gouvernement de Champagne qu’avait eu également le comte de Soissons. — Les armes parlantes qui terminent la phrase seraient-elles quelque vieille plaisanterie sur le rapport de son des deux mots Suisses et Soissons ?
  11. 11. Elle entra quatre mois après au couvent des grandes Carmélites, et y fit profession en 1675. Voyez la lettre au comte de Guitaut de la fin d’avril 1674.
  12. 12. Voyez la lettre du 8 décembre précédent.
  13. 13. Voyez la satire IX de Despréaux. (Note de Perrin.) Voyez aussi la Notice, p. 167 et suivante.
  14. 14. Ils avaient été ouverts, comme nous l’avons dit, le 24 novembre précédent, et durèrent jusqu’au 10 janvier. Deux députés ayant fait des objections à certaines demandes de subsides, furent arrêtés par ordre du Roi, puis relâchés sur les réclamations de l’assemblée et grâce à l’intervention de la princesse de Tarente. Voyez Walckenaer, tome V, p. 56, et la Notice, p. 186.
  15. 15. Condé surtout et les la Rochefoucauld lui tinrent rigueur. « Le 21 novembre la princesse (de Longueville) me manda par mon amie (Mlle de Portes) que Monsieur son frère ne me vouloit point pardonner ma prétendue offense, et qu’en lui témoignant beaucoup d’aigreur encore contre moi, il lui avoit dit qu’il ne souffriroit pas que je fusse sur le pavé de Paris en même temps que lui. Je répondis qu’il n’appartenoit qu’au Roi de parler ainsi, etc. » Mais le Roi ne permit point à Bussy de prolonger son séjour à Paris ; le Comte ne put rester qu’en se cachant. Voyez le tome II de sa Correspondance, particulièrement p. 307, 323, 328, et le chapitre iv du tome V de Walckenaer.
  16. 16. Voyez plus haut, p. 152, note 4.