Lettre 360, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 323-325).
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360. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 22e décembre[1].

Voici une nouvelle de l’Europe qui m’est entrée dans la tête : je vais vous la mander contre mon ordinaire. Vous savez, ma bonne, que le roi de Pologne est mort[2]. Ce grand maréchal, mari de Mlle d’Arquien[3], est à la tête de l’armée contre les Turcs. Il a gagné une bataille[4], si pleine et si entière, qu’il est demeuré quinze mille Turcs sur la place. Il a pris deux bassas[5] ; il s’est logé dans la tente du général, et cette victoire est si grande, qu’on ne doute point qu’il ne soit nommé roi, d’autant plus qu’il est à la tête d’une armée, et que la fortune est toujours pour les gros bataillons. Voilà une nouvelle qui m’a plu, et j’ai jugé qu’elle vous plairoit aussi.

Je ne vois plus le chevalier de Buous[6]. Il a été enragé qu’on ne l’ait pas fait chef d’escadre. Il est à Saint-Germain, et je crois qu’il fera si bien qu’à la fin il sera content : je le souhaite fort. Monsieur l’Archevêque[7] me mande sa joie sur la prise d’Orange, et qu’il croit le syndicat achevé selon nos désirs, et qu’il est contraint d’avouer que par l’événement votre vigueur a mieux valu que sa prudence ; et qu’enfin à votre exemple il s’est tout à fait jeté dans la bravoure. Cela m’a réjouie.

Au reste, ma chère enfant, quand je me représente votre maigreur et votre agitation, quand je pense combien vous êtes échauffée, et que la moindre fièvre vous mettroit à l’extrémité, cela me fait souffrir et le jour et la nuit. Quelle joie de vous restaurer un peu auprès de moi dans un air moins dévorant, et où vous êtes née ! Je suis surprise que vous aimant comme on fait en Provence, on ne vous propose point ce remède. Je vous trouve si nécessaire jusqu’à présent, et je crois que vous avez tant soulagé M. de Grignan dans toutes ses affaires, que je n’ose me repentir de ne vous avoir point emmenée ; mais quand tout sera fini, hélas ! pourquoi ne me pas donner cette satisfaction ? Adieu, ma très-aimable, j’ai une grande impatience de savoir de vos nouvelles : vous avez toujours dans la fantaisie de vous jeter dans le feu pour me persuader votre amitié. Ma fille, je n’en suis que trop persuadée, et sans cette preuve extraordinaire, vous pouvez m’en donner une qui sera plus convaincante et plus à mon gré.

Adieu, ma très-chère enfant, je vous embrasse bien tendrement.


  1. Lettre 360. — 1. Les éditions de 1725 et de la Haye (1726) contiennent de cette lettre le premier paragraphe seulement. Elle y est datée de 1675, sans indication de jour ni de mois.
  2. 2. Michel Korybuth Wisniowieçki, descendant des Jagellons, élu roi en 1669, mort le 10 novembre 1673, à l’âge de trente-cinq ans.
  3. 3. Marie-Casimire de la Grange (cousine germaine de la première comtesse de Guitaut), fille de Henri de la Grange, marquis d’Arquien, et petite-nièce du maréchal de Montigni ; elle avait épousé en premières noces Jacques de Radziwil, prince de Zamoski, et se maria en deuxièmes noces, le 6 juillet 1665, à Jean Sobieski, grand maréchal, élu roi de Pologne le 20 mai 1674. Veuve en juin 1696, « détestée en Pologne, » elle se retira d’abord à Rome (1699), auprès de son père, pour qui elle avait obtenu le chapeau de cardinal, et qu’elle perdit en 1707 ; puis au château de Blois (1714), où elle mourut le 30 janvier 1716, âgée de soixante-dix-sept ans. Elle était sœur de la marquise de Béthune (voyez tome II, p. 54, note 9), et maria une autre de ses sœurs (1678) au comte Wielopolski, grand chancelier de Pologne, qui fut ambassadeur en France en 1686, et qui mourut deux ans après. Voyez Saint-Simon, tomes VI, p. 68 et suivantes, XI, p. 119 et suivantes, et la lettre du 24 juillet 1676.
  4. 4. La hataille de Choczim sur le Dniester, gagnée le 10 novembre 1673, le jour même de la mort du roi de Pologne.
  5. 5. Les mots : « Il a pris deux bassas… et » manquent dans les deux éditions de 1725 et de 1726.
  6. 6. Voyez tome II, p. 267 et 367.
  7. 7. L’archevêque d’Arles.